Une oeuvre infinie, toujours renouvelée

Le père est assis au bord de la rivière. Il s’efforce d’attraper un poisson. À la main, car il n’a pas d’outil de pêche. Tout près, sa famille patiente pour cuisiner la prise éventuelle. Les enfants, sous la surveillance des femmes et de l’aïeul, raniment un feu de braises. Tableau idyllique du camping écolo et bio ? Pas tout à fait, car la scène se passe il y a cinquante millions d’années.

R. J. – Tolérance et Fraternité, Genève

D ans la famille, prenons l’aïeul. S’il atteint quarante ans, ce qui est rare, ses dents tomberont, il s’affaiblira, et sera tué, puis mangé par ses proches. Et ainsi de suite. Le cerveau humain à cette époque est loin d’être développé, pour le meilleur ou pour le pire. La pensée, ou la réflexion embryonnaire se limite à deux sujets essentiels. Quemanger et comment se défendre contre les bêtes sauvages ? Manger des baies, des cadavres putréfiés d’animaux, des escargots. Les bêtes, elles sont féroces. Peu à peu la pensée humaine s’élabore. Et voici qu’apparaissent les premiers sanctuaires, les premiers temples. D’abord au fond des cavernes, puis carrément au jour. C’est la lente régression du sanctuaire rupestre. Celadevient souvent une vaste machinerie complexe, cohérente cependant et dont chaque élément vise au même but, à savoir préserver le dieu des influences mauvaises qui pourraient remettre en cause son pouvoir, sa survie, sa puissance de protection. Rites liturgiques précis et minutieusement réglés, entraînant un plan architectural strict. Des rapports étroits entre le matériau et la pensée, entre la réalisation pratique et ses conséquences métaphysiques. Les rites et les techniques président à l’érection d’un temple. Bien plus tard, l’architecture sacrée égyptienne offrira le tableau, familier au franc-maçon d’aujourd’hui, soit une oeuvre infinie, jamais achevée mais toujours restaurée ou renouvelée.

Le roi Salomon, fils de David, joue un rôle essentiel dans la symbolique maçonnique, avant tout comme constructeur du Temple, avec son maître d’oeuvre Hiram. On le rencontre déjà dans le manuscrit Cooke (première moitié du XVe siècle) mais également dans les Old Charges, ainsi que dans le Compagnonnage français (les Enfants de la Veuve), et les Bauhütten allemandes. Salomon y figure souvent pêle-mêle avec d’autres constructeurs, Euclide, Pythagore, Althestan, Edwin, Saint-Alban, etmême Jules César.

La face sombre de Salomon Le règne de Salomon débute dans le sang ; il fait assassiner son frère, pour être sûr que celui-ci n’émette aucune prétention au trône. À l’époque, l’emprise de la religion sur les Hébreux est faible ; Salomon remplace le chef des prêtres par l’une de ses créatures ; il fait mourir son parent devant le tabernacle où Joab a cherché refuge. Le royaumedes Hébreux est exigü ; Salomon n’est qu’un roitelet parmi tant d’autres ; il développe une sortede liberté de conscienceensacrifiant aux dieux différents de ses nombreuses épouses, à Astarté, à Chemosh,àMoloch, et ainsi de suite.

Avisé et malin, il réussit à obtenir comme épouse la propre fille du pharaon d’Egypte, nation alors sur le déclin. Cependant, une brève remontée de l’Egypte permet à un nouveau pharaon d’envahir Jérusalemet de piller le temple et le palais de Salomon. C’est avec ce dernier que prendra fin la brève brillance des Hébreux. S’ensuivront trois siècles de meurtres, souvent fratricides.

En matière de violence, justement, l’imagination humaine n’a jamais été empruntée pour trouver, par exemple, des peines de mort tout à fait légales. Dès la plus haute Antiquité on a eu recours à la lapidation. C’est ainsi que Moïse lui-même condamna à être lapidé un homme qui avait violé le repos du sabbat.

Aujourd’hui, on le sait, ce genre de mise à mort a plutôt tendance à augmenter de par le monde, certains Etats prescrivant même minutieusement le poids et le volume de la pierreàutiliser. On est loin de la noble utilisation de la pierre pour les temples et sanctuaires. Quant au Temple de Salomon, il était un modèle de formes géométriques parfaites. Quatre plates-formes représentaient les quatre mondes qui composent l’existence : lematériel, le corps ; l’émotionnel, l’âme ; le spirituel, l’intelligence ; le mystique, la part de divinité en chacunde nous. Au sein du monde divin, trois portiques étaient censés représenter la Création, la Formation, l’Action. Le monument avait pour forme générale un rectangle de cent coudées (une coudée fait environ 50 centimètres) sur cinquante et trente de hauteur. Situé au centre, le temple mesurait trente coudées de longueur sur dix de largeur. Au fond du temple était placé le cube parfait du Saint des Saints, qui contenait l’autel en bois d’acacia. Il était aussi cubique. Déposés sur sa surface, douze pains représentant chaque mois de l’année. Au-dessus, le chandelier à sept branches symbolisant les sept planètes. D’après les textes anciens, le Temple de Salomon est une figure géométrique calculée pour former un champ de forces. Au départ, le Nombre d’Or est la mesure de la dynamique sacrée ; le tabernacle est supposé condenser l’énergie cosmique ; le temple est ainsi conçu comme un lieu de passage entre deux mondes : le visible et l’invisible.

Tel est bien le diable Construire le temple peut avoir plusieurs significations. S’améliorer personnellement par la méditation, afin de cesser d’être une pierre brute, ou améliorer la société. Mais le maçon sait mieux que quiconque que le temple ne sera jamais construit. Et que le beau rêve d’achever la construction du temple de l’humanité ne sera jamais qu’un rêve.

Une vieille légende des bâtisseurs nous dit cependant que le diable voulut un jour devenir tailleur de pierre. On l’accepta sur le chantier, mais le compagnon qui travaillait avec lui posa une condition. Celui qui terminera son travail le premier touchera les deux salaires. Le compagnon, qui dispose d’un excellent outil en rapport avec le travail à accomplir, donne au diable un mauvais outil. Tel est bien le diable celui qui n’a entre les mains qu’un outil inadapté à sa fonction, et qui travaille dans le vide, à la fois loin de la voie spéculative et de la voie opérative. Par l’union de l’esprit et de la main, le bâtisseur devient un homme en voie d’accomplissement de l’oeuvre et de luimême. Si la notion demodèle ou d’exemple a encore une signification, c’est bien vers cet homme-là que nos regards doivent se tourner.

Alors ferons-nous nôtre la fière devise de Guillaume d’Orange : «Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer» ?