La régularité dans la Franc-maçonnerie

Au XXIe siècle, les divisions théologiques au sein de la Franc-maçonnerie en général sont toujours aussi fortes que dans le passé. Bien que la finalité d’une Loge soit tout simplement de créer des Francs- maçons en pratiquant une initiation, il faut accepter qu’une telle démarche soit soumise à des règles juridiques et constitutionnelles très précises qui encadrent les comportements de la Loge vis-à-vis des Obédiences et, par voie de conséquence, du Franc-maçon dans sa démarche maçonnique.

Par le F∴ A. M. de la Loge Fidélité & Prudence, Or∴ de Genève

Aujourd’hui encore, on peut dire qu’une Loge est « régulière » après avoir reçu une constitution du Grand Maître de l’Obédience à laquelle elle souhaite se rattacher (Bernheim, 2015). Mais cette régularité qui définit le cadre constitutionnel de la Loge avec l’Obédience ne lui donne pas une totale liberté de visite vis-à-vis d’autres Loges ou Obédiences au regard de l’histoire.

En effet, la Franc-maçonnerie à travers ses relations obédientielles ne peut s’affranchir de ses origines et de ses rapports avec la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA). Cette dernière, qui a toujours eu le souci de respecter les anciens « Landmarks » de l’Ordre dont le premier et le plus important reste la croyance en le « Grand Architecte de l’Univers », s’est arrogée le droit d’être la gardienne des principes maçonniques premiers.

Il est important de relever que la notion de « Landmark » définit en quelque sorte les limites que l’on ne peut pas dépasser. Ainsi, le «Landmark», dans la jurisprudence maçonnique, est considéré comme immémorial, immuable et inchangeable. C’est aussi un principe fondateur et universel. De même, le « Landmark » ne peut être dissocié de la foi en Dieu et d’un comportement moral conforme à l’alliance avec lui. Enfin, il est lié durablement au respect des lois comme signe de liberté et à la pratique de la fraternité et de la bienfaisance comme règle du métier.

Franc-maçonnerie régulière et libérale

À côté de la Maçonnerie régulière, existe la Maçonnerie libérale et adogmatique non reconnue par la GLUA, parce qu’elle ne respecte pas la totalité ou l’un des points suivants de la régularité maçonnique :

– Point 2 : La croyance dans un Être Suprême doit être une caractéristique essentielle pour ses membres. Tous les initiés doivent prendre leurs obligations sur le Volume de la Loi Sacrée ouvert et bien en vue.

– Point 6 : Les trois Grandes Lumières de la Franc-maçonnerie (le Volume de la Loi Sacrée, l’Equerre, et le Compas) doivent toujours être exposées lors des Travaux de la Grande Loge, de ses Loges, la principale étant le Volume de la Loi Sacrée

– Point 8 : Les principes des Anciens Landmarks, coutumes et usages de la Maçonnerie doivent être strictement respectés.

La Franc-maçonnerie libérale exerce une doxa maçonnique dont la spiritualité peut être qualifiée de laïque. Elle revendique une éthique émanant de tous les humains, hommes et femmes, sans exclusive aucune. Libérée d’une transcendance verticale, elle considère qu’il existe une transcendance horizontale qui se vit par la fraternité, et qui doit s’exercer dans le corps social de la société.

Cette division dans l’institution maçonnique a eu lieu en 1877, lorsque le Grand Orient de France (GODF) décida de modifier l’article 1 de sa Constitution qui, à cette date, était le suivant: « La Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique et progressive a pour objet : la recherche de la Vérité, l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts et l’exercice de la bienfaisance. Elle a pour principe l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la solidarité humaine. Elle regarde la liberté de conscience comme un droit propre à chaque homme et n’exclut personne pour ses croyances. Elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ». Cet article fut ensuite modifié comme suit: « La Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique et progressive a pour objet : la recherche de la Vérité, l’étude de la Morale universelle, des Sciences et des Arts et l’exercice de la Bienfaisance. Elle a pour principe : la liberté absolue de conscience et la solidarité humaine. La Maçonnerie n’exclut personne pour ses croyances. Elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ».

À la suite de cette modification, les grandes Loges anglo-saxonnes, américaines et européennes rompirent leurs relations avec le GODF et interdirent toutes visites à cette Obédience. Le Frère Clerke, Grand Secrétaire de la GLUA, communiqua les propos suivants au GODF, en 1885 : « La GLUA soutient et a toujours soutenu que la croyance en Dieu est la première grande marque de toute vraie et authentique Maçonnerie, et qu’à défaut de cette croyance professée comme le principe essentiel de son existence, aucune association n’est en droit de réclamer l’héritage des traditions et des pratiques de l’ancienne et pure Maçonnerie » (Gourdot , 1999).

C’est à partir de cette date qu’il existe deux Francs-maçonneries : l’une libérale et adogmatique qui, affranchie de tous les points de la régularité, a décidé de construire un Temple maçonnique dans la société profane en participant activement à la forme supérieure de la philanthropie, appelée le progrès social ; et l’autre, la Maçonnerie régulière, dont fait partie la Grande Loge Suisse Alpina, qui a aussi la tolérance mutuelle inscrite dans sa base philosophique, mais ne peut la traduire dans sa forme suprême en tant que liberté absolue de conscience, c’est-à-dire d’être reconnu comme Franc-maçon que l’on croit à un Dieu de son choix ou que l’on n’y croit pas.

Pour Bruno Etienne (2000), la Maçonnerie libérale a pour slogan « liberté, égalité fraternité » et entend participer activement à la construction de la société idéale alors que la Maçonnerie régulière a pour devise « force, sagesse, beauté » et préfère travailler à la construction du Temple de l’Humanité à partir de la construction du temple intérieur par la maîtrise de l’ego. L’une (libérale) est extravertie, progressiste, mondaine; l’autre (régulière) est tournée vers l’intérieur, progressive et mystique.

La maîtrise de l’ego

Le but de la Franc-maçonnerie régulière, aujourd’hui, est le même que celui voulu par les Maçons de 1717, membres de la Scientific Royal Society, dont faisait partie le pasteur Désaguliers, c’est-à-dire de pratiquer une recherche spirituelle tendant à intégrer l’Homme dans le cosmos, l’Homme qu’ils pressentaient en être à la fois partie et le tout. Toute la symbolique maçonnique des Loges régulières est profondément ésotérique et orientée vers le Bien suprême, vers ce Frère devenu enfin libre pour accomplir son destin spirituel à la gloire du G.A.D.L.U. Comment pourrait-il en être autrement, puisque par ses origines, la Franc-maçonnerie affirme le besoin de Dieu (Bylot, 1959).

La méthode initiatique consiste en fin de compte à loger le G.A.D.L.U. dans la conscience du néophyte si celui-ci l’imagine à l’extérieur (dans le cas d’un Dieu révélé) ou de le découvrir en soi et de le faire vivre consubstantiellement avec sa conscience (dans le cas d’une démarche gnostique). Le but suprême, dans les deux cas étant de s’unir à Lui pour être enfin libre, à la fois pour aimer ses Frères, vivre l’altérité humaine et construire en conscience son temple intérieur par la maîtrise harmonieuse de son ego.

Ose-t-on imaginer que cette relation au G.A.D.L.U. est nécessaire et suffisante en soi pour vivre une destinée terrestre s’autorisant à occulter toutes les horreurs du genre humain, telles que les tyrannies, génocides, guerres, purifications ethniques, viols systématisés, terrorisme, esclavage et prostitution d’enfants, asservissement des femmes, parce que le but ultime est de devenir cet homme cosmique, harmonieux et en paix avec lui-même? Comment croire que ces abominations peuvent être occultées par les nécessités constitutionnelles d’une politique maçonnique ou par une tolérance qui n’est qu’un alibi de l’indifférence ou de la lâcheté ?

Face à des situations de cette nature, il ne reste pour le Maçon que la possibilité d’interroger sa conscience. Bien qu’un arbitrage obtenu par la voie introspective ou à la deuxième personne soit toujours possible, les conclusions pourraient l’engager vers des situations éthiquement inacceptables. Son seul gardien reste en définitive les serments maçonniques régulièrement acceptés lors des passages de grade qui lui permettront de vivre en responsabilité, à savoir, soit de les respecter ou soit de les trahir. Toute la vie maçonnique est orientée vers ce besoin de conserver une lucidité nourrie de l’amour fraternel, car en ne respectant pas ses serments, le Maçon rompt la chaîne d’union et perd l’estime de ses Frères.

Enfin, les Francs-maçons réguliers ne doivent jamais oublier que la Franc-maçonnerie a pour principe l’existence de Dieu. Il faut donc l’admettre pour être Francmaçon. En le niant, on se trouve dans la position irrationnelle, peu confortable pour un rationaliste, d’adhérer à une association spécifique dont on désapprouve les principes (Baylot, 1959).

En conclusion, la régularité permet de maintenir une cohésion entre le Haut et le Bas par le maintien entre tous les Frères de l’amour du prochain, de la fraternité et de la concorde. Elle affirme aussi que chaque Maçon doit respecter les doctrines, principes, statuts et constitutions de sa loge régulièrement installée à la Gloire du G.A.D.L.U. sous peine de se mettre en irrégularité.