Symbolisme du Temple maçonnique à la lumière de la Kabbale

Bien que leurs premiers ouvrages connus datent de notre ère, les kabbalistes considèrent que le savoir ésotérique qu’ils véhiculent ne provient pas d’interprétations tardives de la Bible, mais remonte à Moïse. En effet, celui-ci aurait reçu, en même temps que la loi écrite de la Torah qui s’adresse à tout le peuple juif, la transmission orale d’une Torah ésotérique destinée aux initiés. Les rituels et bien des éléments du Temple maçonnique se réfèrent au Temple de Salomon, sans que cela implique que la Kabbale ait influencé la Franc-maçonnerie. Toutefois, les deux ayant un caractère initiatique et ésotérique, il n’est pas interdit de tenter un rapprochement.

Par le F∴ A. N. de la Loge Liberté à l’Orient de Lausanne

A l’époque du roi Salomon, il y avait beaucoup de temples disséminés dans les royaumes du Proche-Orient. Ils sont tous tombés dans l’oubli, sauf le Temple de Salomon. Ce qui le différencie des autres ne consiste pas que dans la consécration du Dieu unique, mais aussi dans la présence de ce Dieu à l’intérieur du Temple. C’est ce qu’on appelle la Shekinah. Cela ne signifie pas que Dieu est absent du reste du monde. Il est présent partout à des degrés divers, une conception à distinguer de celle de Spinoza selon lequel Dieu et la nature se confondent. Il est donc « un peu plus » présent à l’intérieur du Temple, dans le Saint des Saints qui contient l’Arche d’alliance. La destruction du Temple et la perte de l’Arche ont été une grande catastrophe. Le Temple de Dieu a disparu et avec lui sa présence de plus grande intensité. Le Temple maçonnique représente-t-il une tentative de le faire revenir ?

Il y a plusieurs différences entre le Temple de Salomon et le Temple maçonnique. Le premier est un temple unique qui est fermé au public. Les Hébreux priaient dans les synagogues, pas dans le temple. Les Temples maçonniques sont multiples et servent à accomplir des rites en présence des Frères. Aucune trace d’Arche d’alliance dans ces temples. Ils ne sont pas le Temple de Dieu, mais les Temples de l’Homme. Le monde subsiste et le Franc-maçon est en première ligne pour tenter de regagner le bon chemin en vue d’obtenir le retour de la Shekinah. A cette fin, il utilise les outils des bâtisseurs comme symboles de la remontée et il se met « hors du temps », car au bout du compte, notre nature divine se découvre à l’intérieur de nous-mêmes, elle est tout simplement là et il suffit de la chercher. Elle dévoile l’unité du monde dans le moment présent et la compréhension d’être Un avec le Grand Architecte de l’Univers lui-même, « lequel est plus grand que tous les mondes ensemble ». Le Temple maçonnique est sacré par le fait qu’il devient le lieu de rencontre entre l’homme et la divinité.

Pour le Franc-maçon, le Temple c’est lui-même. Il est dans le temple physique pour construire son propre temple spirituel. Du point de vue kabbalistique, le Temple contient les dix émanations de Dieu qui ont surgi au moment de la création, et que l’on appelle Sephiroth. Ces émanations figurent l’Homme Primordial, et leur complétude confirme que le Temple représente l’Homme. Chacune d’entre elles correspond à une qualité essentielle : couronne (Lumière), sagesse, intelligence, amour (Grâce), rigueur (Justice), beauté, victoire, gloire, fondation, royaume (Terre). Le lecteur non averti se familiarisera avec cet aspect de la Kabbale dans un grade supérieur.

En général, les Sephiroth sont dessinés sous forme de sphères parcourant trois colonnes, car elles se rapportent à ce qui est appelé l’Arbre de vie. Les deux colonnes latérales se rapportent aux colonnes J et B du Temple maçonnique. Yakin signifie « il établira » et Boaz « en lui la force ». Comment comprendre ces épigrammes ? En les composant ensemble, ce qui pourrait donner selon le F∴∴ Jean Bénédict qui s’inspire d’indications bibliques : « En Lui (Dieu) est la puissance dont le roi se réjouit ». Les colonnes sont à l’intérieur du Temple, car c’est à l’Homme, qui se situe entre elles, de réaliser l’harmonie entre rigueur et amour. Selon certains auteurs, elles symbolisent la dualité. Afin de trancher cette question, penchons-nous sur la présentation des colonnes du Temple de Salomon par Raoul Berteaux : « A l’origine, elles ont été érigées selon un ancien procédé d’observation pour déterminer les temps importants de l’année. L’observateur se situant derrière et entre les colonnes pouvait noter tout au long de l’année la position du point d’émergence du soleil sur la ligne d’horizon. Les deux points extrêmes, l’un vers le Nord, l’autre vers le Sud, déterminaient les temps respectifs des solstices d’été et d’hiver. Du milieu part la ligne de l’équinoxe. Les colonnes avaient donc pour fonction l’observation astronomique, tout en intégrant la signification traditionnelle de ce qui deviendra les Saint-Jean dans nos rituels. Sur le plan ésotérique, nous avons affaire à une présentation ternaire et non pas dualiste. La ligne du milieu traverse le Temple, le pavé mosaïque, l’autel sur lequel se trouve les trois Lumières, mais aussi, du point de vue kabbalistique, Daath qui, sans faire partie des Sephiroth, prend une place sur leur arbre et désigne la Connaissance. En poussant la ligne jusqu’au bout, nous rencontrons le Vénérable Maître en Chaire pour finir avec le Delta lumineux. » Quel trip, diraient les Anglo-Saxons ! Laissons le lecteur méditer sur ce parcours fulgurant.

Monter vers la clef de voûte

Revenons à Boaz, où l’Apprenti a acquis la force pour édifier le Temple, mais qui est aussi la colonne du Nord, peu éclairée, où il reçoit son salaire (selon les rituels). L’auteur André Benzimra nous inspire : « L’initiale de Boaz est Beth, qui a deux pour valeur numérique, et informe l’initié qu’il est encore loin de la Grande Unité. Car si l’Initiation lui a ouvert le coeur, la Pierre brute qu’on lui a attribuée n’est guère facile à tailler. Il va s’atteler à la tâche avec ardeur, croyant qu’en la ciselant il va atteindre le but suprême. Or, et même en « s’améliorant », il n’aboutira qu’à une grande complaisance vis-à-vis de lui-même, et il aura construit un monument à son « moi ». Sans rejeter complètement l’utilité relative de sa taille, ni un certain aboutissement que constitue la Pierre cubique, allons plutôt voir du côté de la Pierre cachée de VITRIOL : elle n’est pas la Pierre brute, mais elle n’est pas non plus (ou pas que) la Pierre philosophale. Elle est la Schetiyah, la Pierre Fondamentale, celle qui fut posée lors de la fondation du Monde. Schetiyah est composée de Scheth, qui veut dire « fondement », et de Yah, « nom divin ». Cette pierre prend place tout en bas, au ras du sol, afin de servir de base à l’édifice à construire, mais aussi, en tant que Pierre de Yah, elle se tient avec son maître divin dans les hauteurs.

Voici ce qu’en dit un des plus anciens ouvrages kabbalistiques, Le Bahir : « Il est une pierre qui sert de base à toutes choses. Elle est aussi celle par laquelle toutes choses sont à la fin couronnées, ainsi qu’il est écrit : la pierre que les constructeurs ont rejetée est devenue la pierre d’angle. » Cette pierre a été rejetée, car elle a été placée dans un angle pour commencer le mur qui va s’ériger au Nord, et qui va protéger les ouvriers du vent. Elle ne fait pas partie des éléments de construction du Temple. Elle est, cependant, le symbole archétypal de la formule « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». L’initié doit la desceller et la remettre en équilibre, ce qui explique le sens de « en rectifiant » dans la formule VITRIOL. Ensuite, la pierre pourra passer du point le plus bas du monde au point le plus élevé. L’Apprenti est cette pierre prélevée dans le monde profane pour le faire monter vers la clef de voûte. Elle n’a rien à voir avec le « moi », ou la personnalité égotique et psychologique de l’individu, elle est le « Soi », par lequel on dépasse tout égocentrisme pour s’unir aux autres, au monde et au Grand Architecte de l’Univers.

La clef de voûte fait apparaître la voûte céleste ornée de toutes ses étoiles. Celles-ci sont des corps qu’empruntent les Anges Saints. Les anges sont parfois des avatars divins, mais ils sont aussi et souvent ce que les hommes deviennent. L’Apprenti franc-maçon doit monter de la Terre à la Voûte étoilée pour devenir ange. On peut aussi envisager que son ange est déjà là en tant que protecteur, avant même d’être rejoint. Quelle est la nature de cet ange ? Il est, dans le programme du Grand Architecte de l’Univers, l’homme parfait digne du tétragramme. Ce dernier se retrouve dans les chandelles des trois piliers, Sagesse, Force, Beauté : des noces de la mèche masculine active et de la cire féminine passive naissent la flamme noire et la flamme blanche qui, en se résorbant dans l’invisible, font naître l’esprit qui remonte vers la Lumière des hauteurs, la Yekhidah. A la fois symbole ternaire et quaternaire, chaque allumage de ces feux constitue une tentative, avec l’ensemble du rite, de reconstruire le Temple de Salomon. Nous nous y employons sans relâche et sans découragement, car nous savons très bien que pour avancer l’humanité a besoin de plus d’amour, de plus de beauté, de plus de sagesse.