Un chantier où il reste énormément à faire

L’idée de fraternité est parmi les plus belles qui se puissent concevoir. Elle est sans doute trop grande et exige trop des hommes pour leur servir de guide puisqu’elle a été si rarement appliquée jusqu’ici. Dans la plupart des cas elle est entachée d’un « certes, mais… » qui en limite singulièrement la portée, restriction lourde de sous-entendus qui grève la fraternité dans son essence profonde. Serions-nous dès lors, tous tant que nous sommes, condamnés à un royaume d’utopie où l’on se paie de mots ?

Impossible évidemment de dire à quand remonte cette notion. Elle a pu être véhiculée longtemps dans la tradition orale des communautés avant d’être consignée d’une manière ou d’une autre. C’était peut-être un simple instinct de survie qui poussait les membres de la tribu à s’entraider lors de guerres ou de catastrophes naturelles. Si l’on se réfère à la Bible, la fraternité a commencé sous de funestes auspices avec, au chapitre 4 de La Genèse, le meurtre d’Abel par son frère de sang, le jaloux Caïn. Treize chapitres plus loin on assiste au vol du droit d’aînesse de Jacob au détriment d’Esaü, deux fils d’Isaac. Premiers forfaits d’une longue série noire dans le Livre Saint. Constatation : la solidarité au sein d’une fratrie ne va pas de soi et la pensée fraternelle est tout sauf innée. Les dissensions y sont même exacerbées par la proximité. Aujourd’hui encore, la famille où règne l’entente est plutôt l’exception que la règle. Les conflits d’intérêt, l’envie, la frustration sont de tout temps les causes principales de la désunion. Le fataliste en déduirait que ruse, trahison et perfidie sont inscrites à jamais dans le code génétique de l’humanité.

Des fraternités en vase clos

Comment, dans ces conditions, envisager ne serait-il qu’un début de fraternité globale et durable ? En réalité, sur le plan des relations interethniques celle-ci n’a existé que sur des périodes relativement courtes, confinées à des populations bien définies et sur des bases fragiles. Dans l’ouvrage collectif Ce que le prophète Mohammed a apporté à l’humanité il est écrit qu’ « aucun groupe ethnique n’est supérieur à un autre car ils font tous partie de l’espèce humaine et sont égaux dans leurs droits et leurs devoirs. » Il est toutefois précisé que « nul n’est supérieur à un autre si ce n’est par la force de sa foi et de son adoration pour Allah. » On peut douter qu’une fraternité conditionnée par une croyance communautaire corresponde à une conception authentiquement humaniste du terme. Il faudra l’arrivée des philosophes pour lui donner une autre substance.

Les références bibliques à la fraternité influent sur nos valeurs actuelles.

Le Nouveau Testament a repris, à l’usage des chrétiens, le point de vue du peuple d’Israël dont les membres se considéraient tous frères. Dans Actes 13,26 Paul de Tarse, de passage à Antioche, dit « Hommes frères, fils de la race d’Abraham (…) » Quelles places ont les épouses, les filles et les sœurs dans ce tableau ? Ici encore le lien avec Dieu dicte le cadre et la nature de l’union. Il n’en reste pas moins qu’à partir de cette époque les nombreuses références bibliques à la fraternité vont influer, sans que nous en ayons toujours conscience, sur le développement de nos valeurs occidentales. Imprégnant jusqu’à la fameuse devise de la République française, se voulant pourtant irréligieuse : Liberté – Egalité – Fraternité.

Des refus pour délit de croyance ou de couleur

En 1755, Voltaire faisant l’apologie des Helvètes dans un poème avec des accents guerriers s’écriait « La liberté ! J’ai vu cette déesse altière répandant tous ses biens (…) Les Etats sont égaux et les hommes sont frères. » On est aux antipodes de la fraternité lorsqu’elle repose sur des faits d’armes. Le sang versé sur les champs de bataille n’a jamais servi qu’à préparer de futures confrontations. Le XVIIIe siècle européen tant vanté pour son esprit d’ouverture a eu ses fermetures. On s’en fera une idée édifiante en lisant l’article de l’historien Pierre-Yves Beaurepaire L’exclusion des Juifs du temple de la fraternité maçonnique au siècle des Lumières ( www.cairn. info/revue-archives-juives-2010-2-page-15.htm ). On y prendra la mesure des préjugés dans nos rangs au nom de l’identité chrétienne. Dans bien des cas, si l’on différait un tant soit peu de la norme, pas d’admission sur les colonnes. L’atelier « La Parfaite Sincérité » à Marseille stipulait au point 12 de ses Statuts et Règlements que « tous profanes qui auraient le malheur d’être juifs, nègres ou mahométans ne doivent point être proposés. » La messe était dite. Et c’est loin d’être un cas isolé. L’Allemagne des Lumières n’était guère différente de la France à cet égard. En Angleterre on était plus conciliant, à la condition cependant que le requérant ait de la fortune. Le Grand Orient recrutait surtout dans le milieu de l’aristocratie. Les autres francs-maçons étaient de riches bourgeois.

Il reste beaucoup à faire sur le chantier de la tolérance mutuelle.

On a longtemps passé sous un silence gêné de telles réalités discriminatoires, dont il subsiste quelques vestiges ici et là en Europe. Les commentateurs se replient fréquemment sous la formule convenue « autres temps, autres moeurs. » Mais l’antisémitisme, pour ne prendre que cet exemple, n’est pas plus excusable avant qu’après la Shoah. Ce sont d’ailleurs des siècles de méfiance sinon de haine qui l’ont permise. En 2015, tout est-il beau et rose dans le meilleur des mondes maçonnique ? Ne nous rassurons pas trop vite. Il reste beaucoup à faire sur le chantier de la tolérance mutuelle pour vaincre les divisions, les blocages, les crispations de toutes sortes. En attendant, nous pouvons rêver d’un « contrat maçonnique » comme Jean-Jacques Rousseau en a écrit un, destiné à la bonne organisation sociale. L’histoire de la fraternité n’existe pas en soi, elle va de pair avec l’évolution de l’humanité. Croire en elle est notre unique recours. J.T.