Ego démesuré et liberté : un couple infernal

Quelle est l’origine de la souffrance humaine, des confusions mentales ? L’attachement à soi, l’égocentrisme. Oui, la source fondamentale du mal, c’est bien l’ego démesuré, surdimensionné, cette fulguration du moi qui est le point de référence central de tout univers individuel. Affirmer le caractère illusoire du moi est le résultat d’une analyse logique et d’une expérience directe de ce qui est, l’« ainsité » – ou véritable nature de la réalité.

L’ego, le je, le moi, le soi, sont intrinsèquement liés à la personnalité humaine. Dans la psychologie occidentale, l’ego décrit la fonction organisatrice de l’esprit ; il régule les énergies provenant du surmoi ( croyances conditionnées ) et du ça ( pulsions inconscientes ). En Orient, en revanche, l’ego exprime des états de saisie, d’identification, d’illusion de séparation, d’égocentrisme.

Un ego « contrôlé », « taillé », apporte un sentiment sain de soi ( aptitude fonctionnelle à diriger sa vie, à affronter les frustrations et les conflits, à mobiliser ses ressources, à prendre soin de soi-même et des autres, etc. ), alors qu’un ego démesuré, surdimensionné, n’apporte que souffrance. C’est pourquoi la psychologie orientale, après avoir fait découvrir que le sentiment de soi et de séparation demeure provisoire, faux, propose l’abandon de l’identification au moi – le non-soi – qui conduit à la santé mentale suprême, à la liberté, à la compassion et à la joie. Le non-soi n’est pas la négation de l’ego relatif, mais de l’illusion de sa réalité absolue. Il s’agit donc de se libérer de la saisie de l’ego, d’un soi séparé, autonome et indépendant engendrant la dualité, les passions et les souffrances qui en procèdent. Étrangement, si nous nous demandons « qui suis-je ? » ou « qui est ce moi ? », nous nous rendons compte que nous ne sommes pas ce nous croyons être. Car la réalité de ce que nous sommes et vivons fondamentalement est filtrée et déformée par le prisme de l’ego qui est l’expression même de l’ensemble de nos conditionnements.

Les passagers d’une existence

En Franc-maçonnerie, indépendamment de la Loge et de l’Obédience, des Frères se trouvent encore sous le joug d’un ego surdimensionné, malgré leur initiation, apparemment restée au stade virtuel, alors que son processus évolutif aurait pourtant dû concourir à le contrôler. Leur manière de fonctionner mentalement reste immuablement statique. Ce sont des Frères toujours en quête d’honneurs, de médailles et de fonctions; des Frères qui s’expriment davantage pour eux-mêmes, leur gloriole personnelle, souvent pour ne rien dire d’essentiel plutôt que d’extérioriser un partage authentique ; des Frères qui cumulent des fonctions tant dans les Loges « bleues » que dans les Loges de perfection, Chapitres, Aréopages, Consistoires… persuadés qu’ils sont d’être indispensables ; des Frères encore qui créent des intrigues engendrant des querelles, puis des séparations dans leurs Loges jusqu’à les faire éclater, faute d’avoir pu rassasier leurs ambitions malsaines autant que dérisoires. Les Maçons appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories ne sont pas « libres », car prisonniers de la saisie de leur mental, victimes de leur vanité. Or, rien ne leur appartient, aucun bien, aucun humain ; ils ne sont que les passagers d’une existence ; quelque part, de simples régisseurs seulement responsables de leur destinée. Ne peut être réellement libre que celui qui a pris conscience du piège du moi et de l’illusion de la possession.

Si les forçats du moi sont des Frères Apprentis ou Compagnons, donc des Frères « en chemin », la poursuite de la taille de leur pierre brute vise justement à leur permettre de « grandir », de se libérer de leur excès d’ego. Mais que penser des Frères Maîtres, souvent depuis de très nombreuses années, toujours plus victimes de leur mental, toujours plus en état de souffrance, laquelle entretient la dualité ( la séparation entre moi et les autres, l’éclatement de ce qui est naturellement entier ) et la névrose ( compréhension confuse à la fois de son identité et du monde ) ? Souffrance qui ne peut qu’éclabousser leur entourage, profane et maçonnique.

Eduquer son esprit pour transformer les états mentaux négatifs en expériences positives

La nature véritable de l’esprit

L’une des solutions pour poursuivre l’oeuvre d’élévation, commencée schématiquement avec l’initiation, consiste à travailler sur son esprit en cultivant une attitude de renoncement à l’identification. Il se constitue d’un déni de l’essence singulière et unique de chaque Frère. Son caractère unique demeure, mais sans appropriation ni peur égocentriques. Le Frère découvre ainsi que son identité est éphémère, fluide ; chaque instant de son existence équivaut à une nouvelle naissance. La sagesse dit que l’individu n’est rien ; l’amour dit que l’individu est tout ; entre les deux, la vie s’écoule.

Pour se libérer, il s’agit encore de s’écarter de tous les attachements – désirs, jalousies, frustrations… qui emprisonnent dans des états de souffrance – peurs de ne pas y arriver ou de perdre ce qui a été acquis. Cela passe par l’éducation de son esprit, afin de transformer les états mentaux négatifs en expériences positives pour in fine atteindre l’état véritable de nonsoi, l’absence de soi qui est la nature véritable de l’esprit. Certes, cela semble facile en théorie, mais beaucoup moins en pratique. L’ascèse permanente, notamment en recourant à la méditation, permet néanmoins d’y parvenir, à son rythme. Cet engagement s’inscrit dans la volonté de s’initier dans le réel et non plus le virtuel, car aucun Frère n’est initié, mais s’initie lui-même.

A ce sujet, les Frères concernés par leur ego dévastateur pourraient se pencher sur le Mutus Liber1 de l’initiation, le « livre muet » établissant un pont entre les profondeurs de l’être et la métaphysique, le sacré, grâce à l’enseignement de ses symboles. Leur seule vision ouvre toutes les portes à l’intelligence, celle du coeur, du non-soi. A travers les cris et les murmures se révèlent des « choses » essentielles, elles aussi muettes. D.P.