Un siècle et demi d’«Egalité»

Un anniversaire dignement célébré en pays neuchâtelois

A. M. (Revue maçonnique suisse: décembre 2003)

Le samedi six octobre dernier «L’Egalité» à l’Orient de Fleurier fêtait les 150 ans de sa fondation et par conséquent de sa reconnaissance par la Grande Loge Suisse Alpina. Les quelque septante participants à la commémoration venaient de différentes régions de Suisse. Parmi eux se trouvaient plusieurs dignitaires de notre obédience et le Grand Maître Alberto Menasche, qui devait prononcer un discours substantiel dont nous reproduisons ciaprès l’intégralité de la partie historique. Son commentaire porte en effet un éclairage pertinent et bienvenu sur un passé que peu d’entre nous connaissent. Il montre par ailleurs comment la franc-maçonnerie a perduré et s’est développée malgré les vents contraires dans un espace géographique essentiellement rural. «J’ai pu constater en prenant connaissance de l’histoire de votre atelier que lors de sa fondation à Môtiers, le 23 septembre 1852, par le colonel fédéral Louis Denzler accompagné de sept Frères, la situation politique de la jeune République neuchâteloise n’était pas encore pleinement stabilisée. Les républicains neuchâtelois étaient alors divisés sur les questions relatives à la construction des lignes de chemin de fer du Franco-Suisse, qui devaient relier les Montagnes au Vignoble, le Val-de-Travers à la France et Neuchâtel à la Suisse.

Ces circonstances conduisirent les éléments irréconciliables du parti royaliste à profiter de cette apparente division des républicains pour tenter la fameuse contrerévolution de 1856. Vue d’aujourd’hui, cette situation nous paraît presque anodine et est même oubliée par la plupart, mais dans le contexte de l’époque, le danger d’un renversement politique n’était pas négligeable et perçu comme très grave. Heureusement, l’événement eut l’effet contraire de celui escompté et contribua à recréer l’union au sein des républicains. Les insurgés furent rapidement maîtrisés grâce à l’intervention armée des colonnes républicaines, commandées par votre ancien Vénérable fondateur Louis Denzler. Je vous rappelle toutefois, pour la petite histoire, que le chef des insurgés royalistes, Charles-Frédéric de Pourtalès-Steiger, était le fils d’un ancien de «La Bonne Harmonie», le comte Louis de Pourtalès, conseiller d’Etat, décédé le 8 mai 1848.

Il faut aussi ajouter à ces événements l’éparpillement des membres de la jeune loge dans les diverses localités du Vallon, à une époque où les moyens de locomotion et de communication n’étaient de loin pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Vos prédécesseurs de «L’Egalité» devaient alors franchir par tous les temps de longues distances à pied, à cheval ou en voiture attelée, car, ainsi que le soulignait dans un article du Livre du Centenaire de la GLSA en 1944, le Frère avocat Jean Roulet, de «La Bonne Harmonie», membre d’honneur de votre atelier: «Même lorsque la ligne du chemin de fer du Franco- Suisse fonctionna, elle laissa de côté la plupart des villages du Vallon, en particulier le plus grand: Fleurier, puis Môtiers, Buttes, Saint- Sulpice, La Côte-aux- Fées. Et cependant, en 1856, il y eut 18 réunions». Malgré tout la loge se portait bien puisque l’effectif de ses membres atteignait la quarantaine en 1863, quand, sous le vénéralat d’Eugène Collignon, successeur de Denzler, il fut proposé d’acheter le Prieuré St- Pierre où se réunissaient les Frères pour agrandir la loge et y fonder un orphelinat. Mais, le propriétaire ne désirant pas vendre son immeuble, le projet avorta.

Néanmoins, la situation de la loge de Môtiers était délicate. Ses membres subissaient la calomnie et la vindicte populaires, déclenchées par les attaques extérieures des ultramontanistes, entre autres, portées contre la maçonnerie. Tant et si bien qu’en 1876, vos Frères décidèrent de déplacer l’atelier à Fleurier, en y construisant ce très bel immeuble qui abrite aujourd’hui encore votre temple, que le Grand Maître adjoint Alexandre Favrot inaugura le 1er juillet 1877. Les décennies qui suivirent jusqu’à la Première Guerre mondiale connurent la période la plus prospère de la loge, et son effectif atteignit le maximum de son histoire avec plus d’une cinquantaine de membres. À cette époque «Egalité» connaîtra également la faveur d’être dirigée successivement par deux préfets: Auguste Sandoz, de Môtiers, Vénérable de 1908 à 1914, et Auguste Romang junior, de Travers, qui reprendra le premier maillet de 1914 à 1925.

Mais les années de guerre, la crise économique des années trente, les attaques anti-maçonniques lancées par l’initiative Fonjallaz, et la Deuxième Guerre mondiale verront fondre les effectifs de votre loge, malgré la ténacité de ses adhérents et la volonté de ses Vénérables successifs, notamment Justin Juillerat, Pierre Monney, William Junod… Bien qu’ils aient eu à subir, durant la période môtisanne de l’atelier, les calomnies de la population, vos anciens Frères ont su rapidement acquérir après leur implantation à Fleurier la considération des habitants du Vallon. Bon nombre des vôtres, dont certains faisaient partie des autorités communales et cantonales, furent activement mêlés à la vie publique, participant à la création d’oeuvres de bienfaisance et au développement économique que connut le Val-de-Travers au début du XXe siècle.

C’est ainsi qu’en dépit des nombreuses difficultés que votre loge «Egalité» a rencontrées tout au long de son siècle et demi d’existence, et malgré la dispersion de ses membres et les rares possibilités de recrutement qu’offrait et qu’offre toujours la population réduite du Vallon, vos prédécesseurs ont toujours réussi, comme vous le faites vous-mêmes aujourd’hui, à maintenir avec force et vigueur la pérennité de la francmaçonnerie, grâce à leur dynamisme et à leur ténacité».