Un passage pour comprendre le sacré

R. E. L. (Revue maçonnique suisse: août/septembre 2003)

Selon Kahn la géométrie est la science de toutes les espèces d’espaces. Appliquer étant la volonté de mettre une chose au contact d’une autre, comment ne pas voir en la géométrie la science qui nous donnera les moyens de comprendre et d’analyser notre environnement visible et non visible?

La géométrie est une démarche qui procède par méthode et rigueur. Ce qui permet au chercheur de trouver un chemin dans les méandres de ses rêves et aspirations vers une idée, faite d’éléments construits et vérifiés spatialement. Au long du cursus estudiantin, la géométrie occupant la place du chapitre traitant les propriétés de l’espace, tout essai se réfère à celleci pour expliciter une recherche. Pas besoin de postulat, tout est démonstration! La géométrie serait donc une application de nos connaissances.

Notre propos se bornera à voir dans quelle mesure la géométrie est une application des connaissances maçonniques dans l’approche symbolique de nos mystères. Abordée de manière très explicative lors du grade de compagnon, la géométrie est déjà présente pendant celui de l’apprenti. Nous devons aux compagnons constructeurs cette référence à la géométrie.

Comme une sorte de catéchisme, les démonstrations géométriques expliquent aussi bien la forme de la loge que le signe d’ordre et la marche de l’apprenti. L’angle droit cher à ce sage Pythagore prend place dans la mémoire maçonnique.

Le début de notre savoir

Lorsque l’on évoque l’approche de la géométrie en loge, chacun est renvoyé aux heures de potache où il subissait les affres d’un sujet insaisissable suivant le cours et le professeur. La géométrie devenait un domaine de formules et de théorèmes difficiles à placer dans les conversations estudiantines, ou lors de retrouvailles festives.

Simples au début, les figures géométriques telles que les triangles, les cercles et autres rectangles et carrés étaient assimilées par l’étudiant des classes élémentaires. Ces figures évoluaient au gré des cours sur un cahier aux pages quadrillées, histoire de rendre correctement un tracé fait de subtilités. Les angles, les corrélations entre les côtés n’avaient plus de secret, le jeu pouvait commencer! L’espace codifié allait entrer dans notre vie. Alors vinrent les volumes, l’espace et les différentes façons de rendre ces visions de manière à être facilement dessinées en deux dimensions, c’est-à-dire du domaine de la géométrie plane. Et cela grâce à quelques géniaux mathématiciens qui décidèrent au fil des siècles précédents de déterminer une logique mathématique. Le trait, base de tout travail, et la géométrie de Monsieur Monge nous renvoyaient à une perception faite de projections et de rabattements afin de dominer l’espace dans l’étude des volumes.

Puis les cours enseignés devinrent complexes et la géométrie fut le domaine réservé de quelques-uns d’entre nous, qui se servirent de l’espace dans leurs études, analysant les formes de la mécanique en passant par toutes les sciences dites du domaine des ingénieurs et pour d’autres qui entrèrent dans cette manière de religion qu’est l’architecture. Chaque ancien étudiant se souvient avoir passé du temps sur des théorèmes pour déterminer la longueur d’une droite, ensemble de points perdus dans l’espace de sa mémoire qui symbolisait une abstraction. Enfin, plusieurs droites bien placées devinrent des figures appelées géométriques. Et une sorte de métamorphose s’opéra. On pouvait tout calculer. Le dessin permettait la maquette, le volume surgissait d’une connaissance mathématique. C’était juste ou faux, il n’y avait pas de place pour l’à-peu-près. Enfin, au gré de notre formation la géométrie fut associée aux autres domaines, particulièrement comme vecteurs d’explications et de découvertes. La merveilleuse aventure pouvait commencer. L’histoire entrait dans le cours. On comprenait les interférences entre les envolées des poètes, les défis des constructeurs de cathédrales et de palais, et le génie des inventeurs, magiciens des temps, qui fabriquent des objets par analyse et dessins.

Des hommes rassemblèrent leurs connaissances dans des livres pour notre enseignement et notre culture. Pythagore et Thallès étaient venus occuper nos rêves et peut-être nos cauchemars d’alors en veille d’épreuves. Voilà deux illustres savants qui focalisent l’attention et donnent leurs noms à des théorèmes. Encore que certains historiens s’interrogent, pensant qu’il s’agirait de communautés de savants qui transcrivirent les bases d’un savoir très ancien. Alors, par démonstration géométrique, la réalisation des pyramides d’Egypte devenait à notre portée et les triangles ne possédaient plus de secret.

Survol historique de circonstance

La géométrie étant issue de l’évolution de l’homme, les découvertes sont nombreuses aux premières lueurs de l’humanité. L’homme trouva la manière de correspondre avec des signes. Outre les premiers dessins, celui qui est particulièrement digne d’intérêt est le cercle, début de la connaissance, qui engendrera la spirale. Est-il la figuration de l’astre du jour – le soleil – ou celui de la nuit – la lune? Mais cette dernière est changeante, alors les étoiles: petits cercles brillants dans le firmament? Plus simplement, l’homme n’allait-il pas découvrir des corrélations après avoir décidé de rendre sacré les espaces qu’il apprivoisait?

L’homme de la préhistoire, nomade par nécessité alimentaire, planta un piquet taillé au silex et au moyen d’une corde dont la nature et la fabrication nous échappent, il traça le cercle de son futur abri, la forme circulaire étant la première figure géométrique simple dans l’histoire de l’humanité. Rapportée au soleil, elle fut sacralisée dans les premiers dessins rupestres. La notion de l’axe, les moyens de placer des repères et la future corde à nœuds entraient dans l’histoire de la construction, et devenait une assise pour le culte vers des esprits supérieurs. L’écriture sacrée, prototype de celle issue des ateliers de Biblos, codifiait des figures géométriques. Les apparitions du triangle et du rectangle, a fortiori du carré, viennent de l’évolution des connaissances dans la construction des abris des peuples qui suivent la course du soleil. A quel moment de l’évolution des hommes certains chamans ont-ils décidé de mettre en place un vocabulaire de signes géométriques? Le cercle reste la figure symbolique de la maison, de la mère, du centre. Cette figure symbolise aussi le monde spirituel et invisible. Une codification entre les différents peuples donna une lecture des signes. Approfondir l’évolution des connaissances avec la multiplication des signes et figures géométriques serait passionnant mais nous éloignerait de notre thème, notre propos se bornant à un bref rappel en forme d’humble survol dans le temps.

L’homme allait imaginer des constructions navales et terrestres, construites au moyen d’outils voulus selon le progrès des connaissances. L’homme modifiait son environnement par l’emploi de matériaux domestiqués et travaillés grâce à l’esprit géométrique des civilisations. Les figures étaient tracées sur la pierre et dans le sable, puis gravées sur des morceaux de bois. La règle venait d’être inventée. La géométrie suivait l’intuition, le signe servait de rappel et la connaissance prenait part à l’évolution de l’humanité. Certainement quelques déboires eurent lieu sur les chantiers de nos lointains géniteurs, les découvertes demandèrent une longue vérification. La figure géométrique ne vint qu’après la preuve matérielle. Alors les papyrus et autres vélins servirent à écrire cette science sacrée. Mais bien des données étaient transmises entre constructeurs de façon orale et par initiation sur les chantiers.

La redécouverte

Puis un jour, après notre initiation maçonnique, la géométrie revint, nous rattrapa au détour de nos recherches ésotériques et symboliques. Le carré, le cube et le cercle furent parmi les figures que nos frères nous demandèrent de comprendre et d’appréhender. Le «carré mosaïque» composé selon sa définition de carrés de même surface, alternativement blancs et noirs, ressemblait à un immense échiquier, dont les règles du jeu était certainement encore à découvrir. La géométrie pour ceux qui l’avaient abandonnée, en sortant d’une ultime épreuve estudiantine, et cela sans regret, revenait par la grande porte: celle du sacré. Les figures géométriques se tracent au moyen du compas pour le cercle et de l’équerre pour matérialiser l’angle droit. Ces instruments indispensables à l’application des tracés géométriques prennent des valeurs symboliques et

explicatives sur la façon de les utiliser maçonniquement. Se tenir les pieds joints de façon à former une équerre c’est être dans une position réceptive pour recevoir des secrets en maçonnerie. C’est aussi l’angle droit, c’est aussi la marche de l’apprenti. C’est-à-dire que ces équerres aux branches inégales vont nous accompagner dans les explications symboliques et ésotériques de notre vécu maçonnique. Quatre équerres aux branches égales forment selon leurs dispositions soit un carré qui sert de base à la pierre cubique, soit figurent la croix des quatre éléments lors de l’initiation. Ces éléments crucifient le monde visible comme les points cardinaux et nous donnent un centre, celui de la connaisance, centre invisible qui selon le rituel est celui de la loge. C’est l’axe du monde – invisible mais dans nos symboles il est géométrique. Ce centre est une ligne qui va du Nadir au Zénith, figurant aussi le rappel de l’ancien pieu de la première bâtisse de l’homme. La loge est devenue un volume cosmique ayant pour base les quatre points cardinaux.

La géométrie, discipline de la mesure

L’équerre donne l’angle droit et permet de tracer le triangle. Ce dernier allait nous accompagner dans notre compréhension et notre vie maçonniques. Figure sacrée par excellence, symbolisée et matérialisée par les branches du compas et celles de l’équerre, nous allions nous approcher de la connaissance par l’étude de ces deux outils. Quel triangle? Le triangle rectangle, aux proportions pythagoriciennes, bijou du Vénérable Maître, le triangle équilatéral dont la symbolique sacrée définit toute approche dans les dispositions spatiales de la loge ou le triangle isocèle symbolisé par l’ouverture du compas? Voilà une figure dont le symbolisme sacré nous donne ample matière à réflexion.

Selon notre parcours profane la géométrie n’était pas un domaine appliqué de tous les jours. Alors pour l’apprenti, durant son initiation maçonnique, les formes géométriques étaient peut-être sorties de sa mémoire, mais le carré long était devant lui. Cette figure est formée de deux équerres dites rectangles posées l’une en face de l’autre. «Carré long», c’était nouveau comme expression, non? Le carré étant une forme unique de rectangle où les côtés sont égaux, voici que cela devenait plus complexe par l’analogie avec le nombre d’or, symbole de la divine harmonie. Par souci de compréhension relevons que le grand côté est 1,618 plus grand que le petit côté. Voilà un étrange endroit où ce rectangle délimité par trois luminaires visibles et un invisible était à ranger dans la famille des surfaces planes. La géométrie devenait dès lors la science de la division et de la composition dans l’harmonie de la nature retrouvée et transmise par la connaissance des compagnons constructeurs. Connaissance qui provenait des lointains paysages de l’humanité naissante, le temps et l’histoire s’étaient chargés de nous communiquer et transmettre ce savoir.

Selon les dispositions de la loge, sur le tableau de celle-ci, rectangle explicatif des symboles, la corde à nœuds nous renvoie à la géométrie du terrain. C’est la corde de l’arpenteur, ancêtre de notre géomètre actuel. La corde des premiers nomades, qui servait d’instrument de mesure et à placer des repères avant la construction de tout édifice. L’expression «tracer au cordeau» prend ici toute sa saveur symbolique, avec sa connotation de rectitude. La géométrie devient alors «histoire» avec les nœuds ou lacs d’amour, ce motif héraldique qui nous renvoie aux blasons des veuves et des dignitaires de l’Eglise. Ici la géométrie sert de support au sacré et au monastique, avec l’Ordre des Cordeliers. Et la houppe dentelée aide à l’union des fils de la Veuve vers une rectitude sur un chantier en devenir. Clin d’œil de la destinée, notre créateur devenait le Grand Géomètre et le Grand Architecte de l’Univers. La géométrie allait être une science obligée, sorte de passage pour comprendre le sacré. Pour parfaire nos connaissances sur le rituel maçonnique il nous faudra donc revenir à la base. Notre connaissance sera l’application géométrique ou ne sera pas.