Un avant-goût du centenaire

«Le Progrès» à Lausanne fête ses 90 ans

C. P. (Revue maçonnique suisse: octobre 2003)

C’est une drôle d’aventure que de se plonger dans l’histoire de sa propre loge, parce que l’histoire est elle-même menteuse, elle se cache, se maquille, se travestit, s’embellit selon les occasions, mais surtout… elle s’oublie avec une rapidité qui donne le vertige.

Dans dix ans nous fêterons nos cent ans d’existence et bon an, mal an, nous devrions y parvenir (je parle de la loge). Les quelques sous que nous thésaurisons pour cette occasion nous permettrons quelques festivités et nous devrions éditer quelque document relatant ces dix décennies. Mais sur la base de quoi? D’un copier-coller de la plaquette du 50e anniversaire? D’un complément à notre livre du 75e? Que savons-nous vraiment de la genèse de notre loge? Serait-il préférable de tout reprendre à zéro et de creuser un peu plus les détails de l’histoire que l’on avait peut-être laissé de côté pour des raisons qui ne méritaient pas d’être citées? A quoi sont dus les trous béants laissés dans nos archives sur certaines époques? Je suis bien incapable de répondre à toutes ces questions, mais je me suis dit que nous avions dix ans pour y répondre et qu’il ne faudrait pas trop tarder tant que les quelques témoins d’une époque suffisamment reculée sont encore là pour parler et combler les vides laissés par les guerres, l’autocensure ou plus simplement la négligence… Ce sont surtout des documents retrouvés par Serge Juriens d’«Egalité» à Fleurier qui m’ont incité à mettre en route cette recherche et ce travail. Qu’il en soit ici remercié.

Les Frères fondateurs et la fondation de la loge S’il est un homme qui revient sans cesse dans notre genèse c’est bien Charles Boniface. Né en 1848, il est initié à 33 ans à «Espérance et Cordialité» (E&C). Il n’assiste pas à la création de «Liberté» puisqu’entré en maçonnerie dix ans plus tard. L’essaimage d’E&C se fera dans la douleur puisque «Liberté» mettra plusieurs années avant de pouvoir entrer dans l’Alpina (problèmes de HG principalement). La fin du 19e siècle coïncide avec le développement de la libre-pensée, qui oppose la raison au dogme religieux. J’en veux pour preuve la parution en 1909 d’un opuscule écrit par le GM de la GLSA Häberlin, traitant «des rapports de la franc-maçonnerie avec Dieu, la religion et l’église». Charles Boniface montre rapidement un fort penchant pour la librepensée et réunit autour de lui des maçons ayant les mêmes idées. Cependant, au sein des deux loges lausannoises de l’époque la majorité estime que l’appartenance maçonnique va de pair avec une croyance religieuse et le respect des valeurs chrétiennes.

Les frères libres-penseurs sous l’impulsion de C. Boniface vont créer en 1904 le club maçonnique «Les vrais disciples du Progrès». Un de ses principaux objectifs était de proposer à ses membres ainsi qu’à leur parenté des cérémonies d’ensevelissements civiles, dignes mais débarrassées du carcan religieux. La mode était au rationalisme et ils se considéraient comme «avancés» par rapport aux autres. La création du club va pour un temps freiner la volonté sous-jacente de fonder un nouvel atelier regroupant les frères libres-penseurs de Lausanne, ce d’autant qu’en 1910 C. Boniface est nommé Vénérable de sa loge. Il a alors 62 ans, c’est un maçon aguerri et respecté. Pourtant, en grand secret, il persiste à mener son projet à bien et l’année suivante, suite à une rencontre avec le GM du Grand Orient Lusitanien Uni du Portugal, la machine se met en marche. Un comité se réunit le 21 décembre 1911. «Le Progrès» est créé par 26 membres qui signent un document au domicile de C. Boniface. La même année il initie son fils Gustave et le beau-fils de Lucien Ménétrey, Henri Dusserre à «E&C», lesquels seront rapidement engagés dans l’aventure du «Progrès».

Il va falloir presque deux ans et 83 séances secrètes (toutes au domicile de C. Boniface) pour que tout soit prêt pour la séance de fondation: sigle, devise, bijou, rituels, sautoirs, camails, rubans, rien n’est oublié. Elle a lieu le 24 octobre 1913 chez celui qui vient d’être nommé premier Vénérable de la nouvelle loge «Le Progrès».

Charles Boniface a rendu son premier maillet à «E&C» il y a quelques mois à peine (il y a même été nommé membre d’honneur) et lorsqu’il annonce dix jours plus tard aux loges «Liberté» et «Espérance et Cordialité» cette fondation accompagnée d’une lettre collective de démission des membres à leurs anciens ateliers, c’est l’effarement! La surprise est totale, tant le secret avait été bien gardé. La démission collective est refusée par les loges et chacun doit se retirer individuellement. Cela (ainsi que d’autres manoeuvres de frères d’«E&C») a pour effet d’empêcher la mise à l’ordre du jour de la demande d’admission de notre atelier aux assises de la GLSA de mai 1914 à Lausanne (GL organisée précisément par «E&C» et «Liberté»). Le motif avancé par les détracteurs est principalement l’athéisme des fondateurs, les rituels, et la mise en doute du respect du GADLU par la nouvelle loge. Ce refus de l’Alpina a pour les fondateurs du «Progrès» l’effet d’une douche froide car la GLSA avait à sa tête le GM Jacques Oettli, lui-même ancien membre du Cercle du Progrès! Ils iront finalement noyer leur chagrin autour d’un banquet où trente-deux maçons genevois viendront les rejoindre un peu plus tard pour les assurer de leur soutien.

L’accès aux locaux des loges lausannoises leur étant fermé («E&C» refusant tout contact avec un atelier non reconnu), il faut trouver autre chose. Jean Lieber se chargera de cette tâche et négociera un bail avec la Société du Lausanne-Ouchy pour un local au 9 de l’avenue Jean-Jacques Mercier (qui deviendra l’avenue du Tribunal Fédéral). Paul Noverraz, employé à la BCV, offrit tous les objets en fer forgé qu’il confectionna dans son atelier de la Louve. Chacun apporta sa pierre à l’édifice tant et si bien qu’après cette première année de travaux se déroulant au domicile de C. Boniface, on put inaugurer nos locaux le 31 janvier 1915.

La GL de 1915 se déroulant à Berne, nous avions à nouveau demandé notre admission. Quelques jours avant, une circulaire est adressée à l’Alpina par «E&C» sous l’impulsion des mêmes qui n’avaient pas digéré la «trahison» de C. Boniface. Cette fois, «Liberté» répond immédiatement en adressant elle aussi une lettre à l’Alpina où elle réfute les arguments émis par «E&C» et invite à la réconciliation par l’admission du «Progrès» dans la chaîne de la GLSA. L’ancien GM Quartier-la-Tente appuie une démarche similaire. Grâce à ces appuis nous sommes admis le 29 mai 1915, ainsi que l’atteste la date sur notre tampon de loge, modifié à cette occasion. L’année suivante la consécration officielle est apportée à notre temple par le GM Schwenter. On comptera plus de 200 participants venant de 32 ateliers. Nous sommes en pleine guerre de 14-18. La Suisse vit en marge du conflit et les travaux en sont peu perturbés, malgré les incertitudes planant sur l’avenir. Les tickets de rationnements permettent malgré tout de réaliser de belles agapes, qui sont d’ailleurs davantage des banquets… La loge crée durant cette période notre caisse au décès, laquelle alloue une somme de 100 frs à la famille du défunt pour une cotisation annuelle de 3.-. En 1918, lors de son 70e anniversaire Charles Boniface (toujours Vénérable!) profite de l’occasion pour créer le fonds qui porte son nom afin de porter secours aux enfants orphelins de maçons par une attribution de bourses d’étude et de soutien.

Quelques démarches sont faites par «Liberté» pour tenter de réunir sous le même toit les trois ateliers lausannois. Rien n’y fait. Certaines rancoeurs ou fiertés empêchent encore et toujours une réconciliation. Finalement, en juin 1919 une lettre d’»E&C» met fin à cette mésentente et notre loge entre en matière pour rejoindre les locaux de l’avenue Ruchonnet. Charles Boniface termine l’année 1919 usé par l’âge et la maladie. Son dernier acte aura été la signature du bail avec l’Acacia. Il laisse le premier maillet vacant jusqu’à son décès le11 janvier 1920, cinq jours avant le déménagement de la loge. Charles Chevallaz va lui succéder à la tête de l’atelier pour une durée de trois ans, avant de céder sa place à Louis Noverraz. Malheureusement, ce dernier décèdera cinq mois plus tard, obligeant son prédécesseur Chevallaz à rempiler pour dix-huit mois supplémentaires. En 1925 Paul Pilet est nommé Vénérable, en 1928: Charles Curchod, jusqu’à la fin de 1931. Durant ces années où la loge se développe quelques ombres sont à déplorer. Certains, librespenseurs à l’excès, offusquent d’autres, plus pondérés, par des paroles inconsidérées. Un membre de la commission des candidatures escroque les candidats sous prétexte de placer leur argent. Hélas, sans réaction des Vénérables en charge…

L’installation de Florian Duport comme VMEC en janvier 1930 va mettre fin à ces pratiques étranges. D’autres nuages se présentent à l’horizon. En Allemagne et en Italie des campagnes antimaçonniques s’organisent pour aboutir au dépôt en 1934 de la trop fameuse initiative frontiste du colonel Fonjallaz visant à interdire la maçonnerie sur sol helvétique. Tous les maçons doivent se mobiliser et consentir à des sacrifices financiers pour soutenir la campagne d’information des Loges auprès du grand public. Malgré le refus de l’initiative, l’épreuve affaiblira grandement l’Ordre. De nombreuses démissions seront enregistrées, la caisse au décès sera dissoute. En 1935 Henri Dusserre qui prend le premier maillet. En 1937 Gustave Boniface lui succède pour cinq années difficiles. La guerre de 39-45 déchire l’Europe, puis le monde. C’est la mobilisation. Les tenues deviennent épisodiques, la motivation est au plus bas, les soucis financiers sont permanents. En novembre 1941 la dissolution de la loge est mise à l’ordre du jour par le fils du fondateur, tant les difficultés lui paraissent insurmontables! Quelques fidèles ont alors un sursaut d’énergie. Alfred Laurent accepte de reprendre le maillet, il sera installé en mars 1942. Notre atelier fait face aux plus grandes difficultés. C’est à un dernier carré de frères que nous devons aujourd’hui notre survie, ainsi qu’à l’appui désintéressé de nos deux loges soeurs, tant moral que financier. En mai 1942 les loges lausannoises sont contraintes de vendre l’immeuble de l’avenue Ruchonnet. Elles emménagent dans le bâtiment de la tour Métropole à Bel-Air. Les restrictions de combustible amèneront même à grouper certaines tenues afin de réaliser des économies de chauffage…

En 1947 Robert Laurent prend les rênes de la loge pour un Vénéralat qui va durer 11 ans. Au sortir de la guerre, ce dernier mettra une énergie incroyable à reconstruire sa loge. On comptera 235 candidatures qui donneront lieu à 81 initiations!

Refonte complète des statuts, des rituels, réintroduction de la caisse au décès, création du fonds «Tutelle et Bienfaisance». Sous sa présidence et son impulsion également: le projet de construction du bâtiment de Beaulieu où, en 1951, il présidera la dédicace du temple en présence du GM Albert Natural et de près de 400 frères. Gaston Lagger, André Fritschi, Stefano Droz et Henri Grüninger ont été initiés par lui. Cette fabuleuse renaissance qu’il offre au «Progrès» lui vaudra d’être nommé Vénérable d’Honneur. A noter qu’il réintégrera le frère fondateur Hugo Wassermann en 1954, lequel avait démissionné en 1934.

En 1956 Humbert Vettovaglia reprend le maillet, pour quatre ans, avant de le passer à André Fritschi. En 1964: Maurice Gavin; 1967: Samuel Eperon; 1971: Jean Leutwyler, qui deviendra ensuite Grand Chancelier de notre obédience.

Pour les plus jeunes, nous arrivons bientôt en terrain connu, si je puis dire. En 1974, le Vénérable est Roger Neuenschwander; en 1978: Jean Probst; en 1981: Yvan Pahud. C’est au tour de Gérald Dépraz de prendre les commandes en 1984. En 1987: Pierre-Joseph Monti, qui organise les festivités du 75e anniversaire. En 1990: Cenap Oyal; en 1993: René Vouillamoz. Votre serviteur aura cet honneur en 1996 pour céder la charge à Claude Marquis en 1999. Depuis 2002 Jean de Bosset préside à notre destinée.

Le tour d’horizon se termine avec nos problèmes du moment, qui paraissent peu de choses en regard des deux guerres et des grandes turbulences ayant marqué le passé. La lecture de nos archives m’a fait (re)découvrir ces maçons oubliés qui ont fait notre histoire. Bien sûr, certains papiers, et surtout beaucoup de photos, ont été perdus, peut-être provisoirement. Sur les rares documents que nous disposons manquent des légendes explicatives ou les noms des participants. D’ici au centenaire de notre atelier je me fais un devoir d’essayer de les retrouver afin que notre mémoire soit un peu moins embrumée. Sursum corda! (Haut les coeurs) Vive le Progrès!