Tous par chacun et chacun par tous

Pour la majorité des gens du monde occidental la manière de gérer sa vie va de soi et ne pose pas de problème spécifique car, comme dirait Monsieur de la Palice, être vivant c’est accepter une reconnaissance gestionnaire harmonieuse de ses composantes physiques, émotionnelles et métaphysiques en relation avec l’activité professionnelle, la famille et la société au sens large du terme.

A. M. – Fidélité et Prudence, Genève

Mais qu’en est-il pour le franc maçon dont la mission principale est d’aller au-delà de la gestion afin de donner du sens à sa vie dans le but de construire le Temple universel ? Bien qu’il existe une nombreuse littérature maçonnique, philosophique et psychologique traitant de cette question avec beaucoup de pertinence, il y a pour le moins deux interrogations particulières qui nous semblent essentielles. La première est de constater qu’il y a une nécessité viscérale de connaître et comprendre les relations causales avec un principe créateur extérieur (Grand Architecte, Dieu, Jésus, Allah, etc.) organisateur de la morale et du salut post mortem. Une autre singularité est le rôle de la Raison en tant que faculté suprême de l’homme dans la production de connaissances et sa capacité de forger des actions pour définir un chemin de vie personnel, où l’on pourra vivre le bonheur d’être bien en soi-même et joyeux à vivre ensemble tout en s’adaptant au sein d’une société en perpétuelles mutations technologique et sociologique.

Jean-Jacques Rousseau a dit que «l’homme naît bon. C’est la société qui le transforme». Sur ce point il s’oppose au philosophe Thomas Hobbes car plutôt que de poser d’emblée l’homme en méchant il essaie d’expliquer la méchanceté par des causes extérieures à sa nature. Paradoxe ou vérité. Peut-on vraiment gérer sa vie en ayant comme seul but d’être heureux et rester insensible aux vices et vertus que la société génère par l’action humaine ? Est-ce l’homme qui pose problème ou le système organisationnel qu’il met en oeuvre pour vivre en société ? Voilà beaucoup d’interrogations et de dilemmes auxquels tout individu est confronté face à la gestion de sa vie. Cherchera-t-il à y répondre par la Foi, par la Raison avec son intime conviction ou par un subtil dosage de l’un et de l’autre ? Le choix est souvent cornélien et les réponses attendues permettront peut être de trouver in fine du sens à sa propre mort, en vérité la seule question existentielle qui compte.

La deuxième interrogation consiste à savoir si la vie a un sens et mérite d’être vécue. Devons-nous comme Sisyphe accepter d’être condamné à pousser un rocher au sommet d’une montagne pour le voir ensuite dévaler la pente et répéter l’opération encore et toujours ? Reste à savoir si le rocher est absurde, l’effort vain, et s’il nous faut en toute lucidité faire ce qui est absurde. Pourquoi devrions- nous accepter l’effort inutile sinon pour vaincre son destin et être plus fort que le rocher ? Tel est nous semble-t-il la quintessence philosophique de l’existence, c’est-à-dire transgresser l’absurde afin que chacun ait un rôle à jouer dans la société et se sente le maillon d’une chaîne universelle et non plus le jouet d’un destin éphémère dont il se saurait impuissant. Il s’agit dès lors de savoir comment gérer sa vie par le héros qui sommeille en nous et demande à se révéler afin de nous emmener sur les chemins de la lucidité et de la lumière.

Expérience personnelle et collective

Aujourd’hui la conscience est suffisamment incarnée dans l’homme pour que la loi d’individuation prenne la relève de l’espèce et puisse laisser naître le nouvel homme, cet initié des temps modernes. En conséquence, l’individu sait qu’il sera toujours seul face à la souffrance et la mort. Ainsi choisira-t-il peut-être des comportements sociétaux où la peine sera réduite à sa plus simple expression. De même l’ego – qui dans le passé a eu une utilité réelle et a aidé à l’avènement de la conscience chez le préhominien – demeure-t-il en partie présent dans la conscience et nous empêche d’accéder naturellement au bonheur. Il y a donc un combat permanent dans l’homme entre l’état d’éveil qui se rapporte à l’être et l’état de non éveil propre à l’ego qui se rapporte à l’avoir. Il reste à savoir comment gérer de telles contradictions sans tomber dans la schizophrénie et pourquoi nous construisons des systèmes sociétaux où l’avoir prime le plus souvent sur l’être ? Existerait-il un destin humain qui échapperait à la Raison, sommes-nous des aveugles qui cheminons joyeusement sans canne dans l’innocence de notre dualité et finalement ne sommes-nous pas à la recherche d’un paradis qui n’existe que dans les contes de fées ? Le problème posé, les paradoxes connus comment gérer sa vie sinon pour obtenir un bonheur individuel fait des joies simples de la vie issues de son propre pouvoir créateur et de sa libre disposition à décider en toute conscience de ce qui est juste pour lui et par extension pour la société. Nous partons ici du postulat que le bonheur est d’abord le but poursuivi par tout un chacun. Il y a cependant une autre fin que les hommes poursuivent : le bien moral. Certains se battent pour la justice, se dévouent à de nobles causes en sacrifiant éventuellement leur bonheur. L’homme se trouve donc en face de deux fins possibles pour son existence, le bien et le bonheur, qui ne coïncident pas toujours. Qu’en est-il du franc-maçon ? On peut considérer le bien moral comme la pierre angulaire de son oeuvre et qu’il est prêt, par fidélité à ses serments, à sacrifier son bonheur au profit de ses frères et de la franc-maçonnerie en général. Il lui est par conséquent possible de gérer sa vie grâce à une bonne gestion des arcanes de son initiation.

La situation semble évidente en théorie, mais que se passe-t-il en réalité face à la complexité de notre monde? En l’absence d’objectif inhérent à l’univers qui puisse être compris ou prouvé par une explication rationnelle, sauf de croire à la théorie créationniste, vu que le monde et tout ce qui y vit n’ont aucun but avéré, étant donné que nous sommes des êtres isolés et uniques en nature – capable de discernement et doté du libre arbitre, donc à même d’effectuer des choix – nous pouvons raisonnablement penser que l’expérience humaine est le dénominateur commun donnant du sens au «comment gérer sa vie» en terme d’évolution et de compréhension de celle-ci. Selon le philosophe américain W.V.O. Quine cette expérience est tributaire de la signification des mots que nous utilisons et pourrait être contredite par d’autres expériences, ce qui revient à dire que toute vérité ou affirmation que nous pourrions formuler n’est immunisée contre une révision future. Quine a écrit : «Etre c’est être la valeur d’une variable», d’où l’importance de la valeur de l’expérience personnelle et collective comme base de réflexion universelle devant les très nombreux défis que l’homme se posera à lui même face aux propositions d’une science qui l’amènera à reconsidérer les fondements épistémologiques des rationalistes et des empiristes.

Notre bien le plus précieux

Ainsi, tout peut-il être révisé, y compris ce qui fonde la pensée analytique et synthétique. La liberté sera notre bien le plus précieux car elle permettra de savoir que nous ne savons plus rien mais que tout est possible si nous en avons la volonté. Dans ce contexte le procédé initiatique prôné par la franc-maçonnerie, qui permet de combattre l’ego et de pratiquer le renoncement volontaire à toute emprise de celui-ci sur son destin, nous parait être particulièrement approprié puisque le but de cette méthode est in fine la dissolution de l’ego. Au terme du processus initiatique le franc-maçon retrouvera sa totale liberté de conscience, son altérité et sa disposition à vivre en dignité avec ses semblables, mais aussi sa capacité à se remettre en question et à s’affranchir des vérités inutiles, ce qui lui permettra de s’adapter aux extraordinaires nouveaux défis de la génomique, des nanotechnologies et des neurosciences.

Cette méthode place aussi la Raison comme force autorisant l’émergence d’une élévation de la conscience. En effet, le choc émotionnel issu de l’initiation révèle par ailleurs que l’action de mourir et renaître, qui trouve ses fondements dans les archétypes mythiques, fait du franc maçon un être distinct puisqu’il évolue en conscience par la Raison, elle même nourrie et enrichie de son expérience initiatique. Par ses actions de vie il est également un être universel dans le sens qu’il est unique parce qu’en mesure de nommer les choses, et encore parce que pouvant se projeter dans le futur tout en se référant à la tradition. Il sera d’autre part conscient de la fragilité de la vie et entreprendra toute démarche utile en vue de la préserver et la respecter. Sa responsabilité est immense face aux dérives des laboratoires peu scrupuleux qui pourraient créer d’autres espèces trans-humaines. Il est en outre capable de créer des systèmes politiques dont la finalité est d’organiser un monde dans lequel il y aura encore plus d’amour et de justice afin que tous par chacun et chacun par tous puissent se reconnaître comme les héros de leur vie dans une société à construire inlassablement jour après jour avec abnégation afin que les nouvelles générations n’oublient jamais que l’amour est le ciment de toute organisation humaine.