Si tous les gens du monde

«Toute puissance est faible à moins que d’être unie» (Jean de La Fontaine)

Un des aspects de la pratique de l’Art royal dont on parle peu, voire jamais, est peut-être la poésie, ce langage de l’âme.

M. W. (Revue maçonnique suisse: janvier 2004)

Quel frère n’a pas été ému dans ces moments de silence et de recueillement où, à l’abri de ses pensées intimes, il ressent l’autre dans sa chair, sa chaleur, palpant les pulsations de sa vie au contact de sa main. Ces moments sont rares et fugitifs; ils n’en ont que davantage de valeur. Qu’on ne s’y trompe pas, l’aspect «intellectuel et moral» évoqué par tous les rituels occulte souvent cette part de rêve qui est le propre de tous les mythes. Le rêve…cette nourriture de l’âme! Karl Gustav Jung (1794-1864), professeur en médecine, et grand réorganisateur en son temps de l’hôpital de Bâle, fut Grand Maître de la GLSA de 1850 à 1856 – la légende familiale voulait qu’il eût été le fils naturel de Goethe -, avait eu pour petit fils un autre Karl Gustav Jung, médecin psychiatre de réputation mondiale et dont l’influence sur la pensée contemporaine n’est sans doute pas reconnue à sa juste valeur. L’ombre de Freud assombrit Jung; les freudiens critiquent le mysticisme de Jung et la morale implicite que contient sa démarche thérapeutique. Sans doute, Jung était un mystique, mais c’était aussi un poète… Dans le très beau livre, rédigé sous sa dictée par Agnéla Jaffé: Ma vie, Jung écrit ces lignes (il est très âgé): «Il y avait une fois une fleur, une pierre, un cristal, une reine, un roi, un palais, un amant et sa bien-aimée, et cela quelque part sur une île dans l’océan, il y a quelque cinq mille ans… Tel est l’amour, la fleur mystique de l’âme, tel est le centre, le Soi… Personne ne comprend ce que je veux dire; seul un poète pourrait commencer à comprendre». Seul un poète… Qui ne se souvient aussi de cette phrase écrite par ce Prince des poètes, Paul Fort: «Alors on pourrait faire une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient se donner la main». Oh, certes, il s’agit-là d’un voeu pieu, mais nous sommes là au centre du cercle!

Chacun une parcelle du monde

À chaque heure qui passe, quelque part dans le monde, des hommes, des frères selon notre terminologie maçonnique, se lèvent à l’instigation du Vénérable Maître, souvent se dégantent et se tendent les mains pour former une ronde autour de la loge, symbole de l’univers recréé entre l’ouverture et la fermeture des travaux, univers mystique reconstruit autour d’une fantaisie mythique, celle de la mort d’Hiram.

Toujours dans le même livre cité plus haut, Jung écrit: «Que vienne à manquer le monde intermédiaire de la fantaisie mythique, alors l’esprit se trouve menacé de se figer dans le doctrinarisme. Mais inversement, la prise en considération de ces germes mythiques constitue un danger pour les esprits faibles et suggestibles, celui de tenir ces pressentiments pour des connaissances et d’hypostasier des fantasmes». Jung reconnaît à ce monde intermédiaire la vertu de s’affranchir du doctrinarisme, de la pensée unique, de la banalisation de l’individu, mais il met en garde les assoiffés de liberté. Notre frère Rudyard Kipling ne dit rien d’autre dans son fameux poème lorsqu’il écrit: «rêver, sans laisser son rêve être son maître…» Restons donc maître de nous-mêmes, mais cependant laissonsnous dériver dans le rêve!

La chaîne d’union est sans doute ce moment sacré entre tous où les vibrations intenses et intimes de chacun vont se transmettre à l’autre, au prochain, à celui dont on sent la vie dans la chaleur du corps, cette fraternité d’âme qui dépasse toute expression intellectuelle ou morale, qui met chacun à nu devant soi-même, nivelle, réunit dans une même entité le riche et le pauvre, l’intellectuel et le manuel, le noble et le roturier. Certes l’amour est un mot de trop grande valeur pour le vilipender. Aimer comme le recommande nos institutions est souvent audelà de nos forces. Mais la compréhension de l’autre, la tolérance à l’égard de sa pensée, de ses coutumes, de sa foi, ne l’est pas. Chaque individu est une parcelle du monde et doit être respecté comme tel. «Les contrastes intérieurs (…) peuvent être réconciliés dans l’unité et la totalité du Soi en tant que coniunctio oppositorium – unification des contraires – des alchimistes, ou en tant qu’unio mystica -union mystique (…) C’est cela le sens du «Service de Dieu», c’està- dire du service que l’homme peut rendre à Dieu, afin que la lumière naisse des ténèbres, afin que le Créateur prenne conscience de Sa création, et que l’homme prenne conscience de lui-même. Dixit Jung, encore.

La chaîne d’union universelle est une utopie, mais le découragement ne doit pas nous terrasser pour autant. Toujours Paul Fort dans une de ses balades tente de nous transmettre son inébranlable optimisme: «L’Univers est à son déclin, nous chuchotent des «bons» savants. Il me semble à moi si vivant! A quelque fin s’il est enclin, lorsque je vois ce jour éclore, comme un oeillet s’ouvrir l’aurore, que j’entends sauter le ruisseau, moduler les premiers oiseaux, je me dis: «Espérance encore. L’amour aura le dernier mot».

Notre institution maçonnique est sans aucun doute la seule qui invite blancs ou noirs, chrétiens, juifs ou musulmans, et cela de par le monde dans une fervente injonction à nous tendre les mains, à nous comprendre, à nous regarder dans le visage de l’autre, à «enterrer la hache de guerre», à lever les yeux et à regarder Dieu, Celui qui appartient à tous. Oh certes, aucun d’entre nous n’est parfait.

Entre nous règnent aussi des dissensions, des conflits, des jalousies. Nous le savons; nous sommes mortels et faibles. Mais nous sommes venus délibérément un jour frapper à la porte du temple, sans toujours savoir très bien pourquoi, sentiment inexpliqué à nous-mêmes, pour découvrir ce que nous sommes en dehors de toute contingence quotidienne, voir notre essence propre sous la personnalité que la vie nous impose de nous construire – comme le disait Piotr D. Ouspenski, ce disciple de Gurdjief -, pour nous insuffler mutuellement la force de combattre ou tout simplement de vivre, pour découvrir l’harmonie, pour apprendre à aimer nos ennemis, et on nous a invité, «laissant nos métaux à la porte du temple», à rejoindre les autres dans la chaîne fraternelle.

Un travail de la mémoire

D’aucuns aujourd’hui s’interrogent, s’inquiètent quant au devenir de la franc-maçonnerie dans le monde. Comment ne pas devenir un corps mort composé d’individus se réunissant pour pratiquer un culte passéiste, totalement détaché des contingences de la modernité? Comment «coller » à l’actualité, être «dans le coup»? D’autres s’effraient devant le devenir du monde et brandissent «l’arme maçonnique», confondant en toute bonne conscience le sacré et le profane – comme si le monde allait plus mal aujourd’hui qu’hier. Relisons l’Histoire et rassurons-nous. La franc-maçonnerie est issue des Lumières, période qui succédait à bien des troubles. Le monde est perpétuellement en mouvement et c’est un bonheur, car le mouvement c’est la vie! Inconsciemment épris de liberté, l’homme lutte en permanence contre toute forme d’aliénation de celle-ci. Le nazisme est mort, on l’a tué. Le bolchévisme n’a pas survécu. Toute forme de totalitarisme de gauche ou de droite a été digérée par l’Histoire, et il en sera de même demain. Cela prend du temps, mais c’est inéluctable. Il est rassurant de savoir que de nombreux maçons, gardant en mémoire ce moment inoubliable de la chaîne d’union, aient pris part à cette lutte.

Enorgueillissons-nous de voir que des hommes comme Washington, Franklin, l’extravagant La Fayette, Newton, Schoelcher et bien d’autres se soient vus un jour de leur vie invités à rejoindre la chaîne d’union, à tendre les mains à deux inconnus qui, pour ne pas avoir été aussi célèbres, ont eu eux aussi le bonheur d’avoir pu jouer un rôle bénéfique dans la vie de leur prochain.

Au tout début du second tome de son triptyque La Franc-Maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes Oswald Wirth écrivait: «La Franc- Maçonnerie est appelée à refaire le monde. La tâche n’est pas au-dessus de ses forces à la condition qu’elle devienne ce qu’elle doit être». Voilà. Au travail!… Certes, on pourra répondre en citant Paul Valéry: «Il n’y a qu’une chose à faire, se refaire… ce n’est pas simple!». Et c’est vrai. Mais les francs-maçons se destinent-ils à la banalité?

Volonté d’aller de l’avant

La chaîne d’union dont chacun de nous est un maillon est une source de force, une vibration, un élément de la transmission de la Connaissance que chacun tente d’acquérir pour sa part, individuellement, au sein d’une communauté, mais aussi un instant de rêve et d’émotion. La lumière du mystique n’est pas donnée à tous, celle de l’initiation est le fruit d’un travail inlassable. Une inextinguible lumière est inscrite profondément dans l’inconscient du monde et dans nous-mêmes. À chacun de la chercher à défaut de la trouver. Le père Bernard Feillet, prêtre diocésain français, dans son livre L’Arbre dans la Mer (Editions Desclée de Brouwer) écrit cette très belle phrase alors que l’on se gausse de sa foi du charbonnier: «Eh bien non! Le charbonnier vend du charbon, et moi, je suis le mineur de fond, loin de la lumière. Je creuse mon sillon d’humanité, c’est ma seule certitude, et j’espère un jour remonter vers la lumière. Ma confiance est d’espérer dans la lumière». Soyons les mineurs de fond et les prophètes de notre vie!

Avec cette force acquise par cette transmission au sein de notre chaîne fraternelle, tentons de montrer au monde la voie de la sagesse. Il en a besoin, le monde, aveugle et sourd aux injonctions du Livre. Que le découragement nous saisisse, c’est dans cette chaîne fraternelle que se forgera notre volonté d’aller de l’avant. Le don de soi, c’est l’exemplarité du coeur, du geste, de la parole. Il est bien prétentieux d’être exemplaire, diront certains. Convenons-en, mais ne laissons pas en jachère les talents que nous avons tous reçus en naissant, chacun à son niveau. Ensemençons notre soi-même au cours de cette re-naissance à laquelle on nous invite. Un grain de froment ne meurt pas après être tombé en terre, il porte beaucoup de fruits…