Si seuls devant l’infini

La Voûte céleste: stupeur et fascination

D’une manière générale les relations d’expériences personnelles ne sont pas d’usage dans ces colonnes, cependant des souvenirs surgissent parfois au détour de la mémoire, sans prévenir, forme d’analepse dans le récit de la vie, de «flash-back» éclairés sur un point précis du passé.

M. W. (Revue maçonnique suisse: décembre 2003)

Disons en souriant, un quelque chose de subliminal retrouvé par association d’idées: celle du thème de ce numéro d’Alpina et un point «x», loin derrière, dans le cours des choses. Qu’on veuille bien pardonner, donc, d’évoquer un souvenir.

Quiconque n’a pas regardé, solitaire, la voûte étoilée, par une nuit sans lune, sans vent, entouré de vide, ce vide minéral du Sahara central, aura peut-être du mal à imaginer ce qu’on ne peut dire que maladroitement avec des mots. Il y a une trentaine d’années, au cours d’une mission de recherches paléolithiques, nous dormions «à la belle étoile» (l’expression prend ici toute sa valeur). Je luttais dans mon duvet contre la morsure du froid. Nous étions approximativement à l’intersection d’une longitude 7° Est et d’une latitude 23° Nord (sensiblement celle du tropique du Cancer), c’està- dire équidistant du Hoggar et du Tassili (mais cela est finalement sans intérêt). La nuit tombée, nous avions observé la nébuleuse d’Andromède (2.106 al.), grâce au télescope léger d’un membre du Centre National Français de la Recherche Scientifique qui nous accompagnait. La rigoureuse platitude du sol, l’absence totale de relief, offraient à la vue un angle d’observation de 180° sur 360°. La pureté de l’atmosphère terrestre à cet endroit permettait de distinguer avec une incroyable netteté des étoiles tangentielles à l’horizon aussi clairement que celles au zénith. Les étoiles de faibles magnitudes étaient visibles; des milliers d’astres brillaient et scintillaient dans un silence total; pas le moindre cri d’oiseau ou aboiement de chien. Absolument rien.

L’inexistence de l’existence

Nous étions un groupe d’hommes isolés à la recherche de solitude et de paix. Pas âmes qui vivent à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. Nous couchions à même le sol, éloignés les uns des autres. Adossé à la terre, j’observais le ciel et je me sentais devenir l’objet d’un envoûtement. J’éprouvais comme le vertige de tomber dans l’hypnose, une chute dans le néant, un face-à-face avec l’infini; le spectacle de «l’invraisemblable machine immobile » se déroulait devant moi avec une intensité que je n’avais jamais connue et que je ne connaîtrai jamais plus. J’étais devant un mystère, fasciné, prenant petit-à-petit conscience de l’inexistence de l’existence, de la futilité de l’étincelle de vie humaine face au non-temps, à l’impalpable.

Dans le courant de la journée précédente, nous avions trouvé sur un tumulus perdu dans cette immensité des silex taillés en forme de haches, des pointes de flèches, des objets de pierre que personne, absolument personne, n’avait vu ni touché depuis cinquante mille ans, et je pensais que celui qui avait eu en main ces objets, un jour lointain, avait pu voir, au-dessus de sa tête, très exactement ce que je voyais à l’instant même.

Une intelligence qui ne comprend pas

Se posa soudain à moi, violemment, la question de Dieu, de la «Cause première», non pas sous une forme théologique, mais sous celle d’une interrogation spirituelle. Me revinrent alors en mémoire les mots de Carl Sagan dans son introduction à Une brève histoire du Temps de Stephen W. Hawking, où il dit: «C’est aussi un livre sur Dieu… ou peut-être sur l’absence de Dieu. Le mot Dieu emplit ces pages. Hawking s’embarque dans une recherche pour répondre à la fameuse question d’Einstein se demandant si Dieu avait fait un choix en créant l’univers. Hawking essaie, et il le dit explicitement, de comprendre la pensée de Dieu». Cela me rassure toujours aujourd’hui : Hawking essaie de comprendre la pensée de Dieu… et il n’y parvient pas. Dans cette intensité de la pensée humaine, les notions de croyance ou de foi sont tout naturellement estompées, dépassées. Celle de l’existence posée sous la forme d’une intelligence qui ne comprend pas. À quelle distance se trouve Dieu dans cette infinitude ? Quel type de télescope me faudrait-il pour apercevoir son trône ? La réponse – si tant est que c’en soit une, car elle est si personnelle !… – réside dans ce sentiment indéfini d’une étroite imbrication du microcosme et du macrocosme, dans cette impossible définition humaine d’une notion de temps et d’espace terrestre, dans cette vision lucide et fulgurante d’une proximité immédiate – et si lointaine à la fois – avec le Grand Ordonnateur et de son mystère. En reichit, en soph (sans commencement, sans fin).

Ce qui m’apparaît toujours avec clarté est la perception, primitive, instinctive, de la nature cosmique de la créature humaine. Les Indiens Crows d’Amérique du Nord, lesquels, comme toute peuplade primitive, ont gardé un sens originel et pur de la tradition, se soucient de régler le rythme de leur vie sur celle de l’Univers; leurs pratiques quotidiennes, le sens des valeurs et celui de l’éthique, reposent sur des croyances et une philosophie des origines, directement inspirées de l’organisation de cette voûte étoilée.

Si dépendants les uns des autres

La voûte étoilée est commune à tous. Il ne s’agit pas d’une appartenance singulière à quelques-uns. C’est sans doute la seule «chose» que tous les peuples du monde partagent sans équivoque, mais curieusement ceux qui rampent, aveugles, à la surface de cette planète à la recherche futile de satisfactions immédiates et toujours insuffisantes, ou prompts à régler leurs différends à coups de bombes, oublient si souvent de lever la tête et de la regarder, cette voûte… L’effroi devant l’infini les envahirait, et, pour les plus heureux d’entre eux, un grand éclat de rire les saisirait devant la futilité de leur comportement. Il est étrange d’observer le formidable élan d’humanité poussant les uns vers les autres, lorsqu’un cataclysme tellurique ou météorique se produit quelque part sur la planète. Comme il s’agit d’un phénomène exogène, indépendant de son pouvoir de destruction propre, une peur viscérale, animale, celle de l’impuissance humaine se manifestant devant l’imprévisible, s’installe chez l’homme, redevenu pour un temps «l’homme adamique», capable de générosité, d’amour, d’abnégation.

La voûte étoilée est comme le toit d’une chapelle. Symbole de l’obscurité dans laquelle nous sommes tous, dans laquelle nous avançons tous à tâtons; elle nous invite à tous nous rassembler – peu importe que nous soyons maçons ou que nous ne le soyons pas -, à nous tenir les uns près des autres pour avancer dans notre nuit vers la lumière. Dans ce silence sidéral, devant ce spectacle cosmique, nous sommes dans l’attente d’une révélation du Mystère de Dieu, invités à la plus grande humilité, si seuls devant l’infini et si dépendants les uns des autres.