Que faut-il entendre par acquis maçonniques?

La réflexion autour de la valeur des acquis maçonniques nécessite de clarifier certains éléments. Tout d’abord, qu’entend-on par «acquis maçonniques » ? Ensuite, la seconde question à laquelle il conviendra de répondre est de savoir si la maçonnerie dispense un enseignement visant à fournir des acquis, et si elle peut être considérée comme une école de pensée. Enfin, dans un troisième temps essayons d’établir si l’influence de ces acquis ou de cet enseignement sur la vie profane peut être évaluée, et quels liens existent avec l’être social qu’est tout franc-maçon.

O. B. – La Régénérée, Fribourg

L a définition classique de l’acquis considère que tout ce qui n’est pas inné chez un individu est le résultat d’un processus d’appropriation et constitue donc un acquis. Il s’agit alors de connaissances, de comportements liés à l’adaptation ou à l’influence de son environnement. Dans le contexte maçonnique, ces acquis ainsi définis constituent le fondement du parcours initiatique. Cependant, n’y-a-t-il pas ici une contradiction profonde entre l’idée d’acquis et le fait que nous restons à jamais des apprentis ? Le plus grand acquis de la franc-maçonnerie n’est-il pas qu’il n’y ait en maçonnerie jamais rien d’acquis, aucune possession immuable ? «Rien n’est jamais acquis à l’homme», écrivait Louis Aragon. La véritable valeur des acquis maçonniques pourrait dès lors se trouver dans le fait qu’il n’existe en réalité pas d’acquis maçonniques en tant que tels, et que notre parcours initiatique est sans fin. Sans fin peut-être, mais pas sans direction ! Nous sommes tout de même loin de l’image d’un franc-maçon qui tel Sisyphe revient constamment au point de départ de sa recherche. Notre pierre brute ne devient pas sphérique au point de rouler indéfiniment au pied de la colline. Nous sommes dans une démarche orientée de progrès ; une démarche qui est empreinte de valeurs fortes et essentielles à notre parcours.

S’améliorer soi-même, vaincre ses passions, dégrossir individuellement sa pierre brute, travailler à son épanouissement au sein d’une fraternité aussi exaltante qu’exigeante, autant d’objectifs qui peuvent paraître vagues et conceptuels. Ils renferment cependant une multitude de richesses qui n’ont de valeur que dans l’expérience toute personnelle de l’initiation. En cela résident peut-être les acquis maçonniques, ou plutôt ce que nous appellerons le patrimoine maçonnique, dont le principal élément constitutif sont les valeurs qui sous-tendent le travail dans le temps sacré. Quelles sont-elles ? L’écoute, le travail, la connaissance, la vertu, l’esprit critique, la foi dans le progrès de l’homme, la remise en question permanente, le respect des opinions… la liste est longue mais surtout, ces valeurs ne sont pas «maçonniquement» pures ! Elle sont heureusement partagées bien au-delà de nos colonnes et nous leur donnons une signification, une orientation, un sens particuliers. Les acquis maçonniques se trouveraient- ils ailleurs ? Ne sont-ils pas intrinsèquement liés à la méthode initiatique, à une pédagogie maçonnique ?

Ecole de pensée ou école à penser ?

Le véritable acquis maçonnique réside dans la maîtrise des outils et dans une certaine forme d’enseignement qui n’impose ni livres, ni théorie, ni programme mais propose un chemin de recherche et d’amélioration. Ce n’est donc pas une école de pensée mais une école à penser, affranchie de tout dogme autre que celui de la liberté de conscience. La richesse se trouve dans l’utilisation personnelle que fait chaque franc-maçon des outils de construction intérieure que nous proposent nos rituels, nos temples et les symboles qu’ils renferment. Ce sont aussi des comportements intellectuels propres tels que le silence imposé aux apprentis ou la discipline du fonctionnement des travaux qui forgent petit à petit notre façon d’être maçonnique, qui construisent cet autre regard sur nous-mêmes et sur les autres. L’acquis maçonnique est donc fait d’«expérience» plus que de «possession», et c’est peut-être en cela que réside le véritable mystère ou secret de notre engagement. Or, si l’acquis réside dans la méthode de travail maçonnique, dans cette appropriation toute personnelle des outils symboliques de notre construction intérieure qui, forte de valeurs et de principes fondateurs, nous aide à nous construire en tant qu’être, qu’en est-il de leur expression en dehors du temps sacré ?

Liens entre «acquis maçonniques» et vie profane

Il est de coutume d’affirmer que le travail du maçon ne s’arrête pas à la porte du temple. Ce n’est pourtant pas aussi simple qu’il y paraît. Autant les valeurs dont se réclame la franc-maçonnerie ne sont pas uniquement ou exclusivement maçonniques, autant, nous l’avons vu, la richesse du parcours maçonnique, donc ce qu’il procure à chacun des frères, réside dans ce qu’il a à la fois de plus intime (l’expérience de l’initié) et de plus ou moins intelligible aux profanes, à savoir la méthode de travail en tant qu’école à penser. Nous nous sommes tous posé la question de savoir si notre vie maçonnique a une influence sur nos comportements dans la cité ou à l’intérieur de nos sphères sociale et personnelle. Mettre quotidiennement en œuvre ces valeurs, utiliser les outils maçonniques en toute occasion hors de la loge ne sont pas choses faciles. Cependant, chacun a connu des situations où l’expérience maçonnique l’aura aidé. À un moment ou un autre nous avons tous eu à nous demander si notre interlocuteur, du fait de telle ou telle attitude ou réflexion, n’était pas lui aussi un membre de la chaîne d’union. La porosité entre nos vies profane et maçonnique est, heureusement, une réalité. Et les exemples sont aussi nombreux qu’anecdotiques dans le cadre du sujet qui nous occupe. Encore faut-il que le contexte profane, son cadre et ses règles, permette que nous puissions continuer notre travail hors du temple. En effet, ces valeurs ou cette expérience maçonniques peuvent-elles s’exprimer dans tout type de société ? Ne sommes nous pas, ou n’avons-nous pas été parfois en contradiction avec ces valeurs immuables ou ces comportements enseignés par la franc-maçonnerie ?

Dynamique perpétuelle

L’évolution des sociétés, des moeurs, des moyens de communication, des systèmes politiques, n’impose-t-elle pas aux francs maçons une nécessaire modestie ou prudence par rapport au caractère immuable de l’enseignement maçonnique ? L’histoire ne nous enseigne-t-elle pas que la réalité de «l’homme libre et de bonnes moeurs» du 17e siècle n’est peut-être pas celle de l’homme du 21e ? Les acquis maçonniques, c’est-à-dire les valeurs, les outils et la méthode ne sont effectivement pas toujours compatibles avec toutes les époques, tout type de société ou de système politique, la liberté de conscience étant l’une des bases les plus solides de notre ordre. La démarche initiatique et ses exigences portent toutefois en elles le germe d’une constante et nécessaire remise en question, à la fois personnelle et collective. Précisément, cette remise en question et ce désir de progrès, qui sont universels, peuvent et doivent s’exprimer dans toute société, toute époque et tout environnement social. Là réside également la force de l’initiation et de ce qu’elle apporte de détachement de l’ego pour un service plus large du bien collectif. Notre travail entre les colonnes a certainement plus d’impact sur nos vies profanes que nous le pensons. L’exercice de la liberté de conscience que représente notre démarche de frapper à la porte du temple en est l’intime mais ô combien essentielle expression.

Edgar Allan Poe nous dit dans ses Contes du grotesque et de l’Arabesque : «Ce n’est pas dans la connaissance qu’est le bonheur, mais dans l’acquisition de la connaissance ». C’est ce chemin vers la connaissance qu’éclairent ce que nous pourrions appeler les acquis maçonniques, si le terme d’acquis ne renfermait en lui une dimension statique et figée. La richesse de la franc-maçonnerie réside davantage dans cette dynamique perpétuelle de progrès où rien n’est jamais acquis mais tout reste à apprendre. Gardons toujours en nous l’humilité de l’Apprenti.