Quantité et qualité jouent-elles au détriment l’une de l’autre?

«Vous ne pouvez pas additionner des mètres cubes et des mètres carrés !». Au temps lointain où, dans les écoles primaires romandes, on donnait encore des leçons de morale et de civisme, un vieil instituteur avait coutume d’asséner cette phrase à ses élèves plus ou moins attentifs.

R. J. – Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique suisse: juin/juillet 2009)

Le thème de ce mois nous convie à résoudre la quadrature du cercle : quantité et qualité. Notre vieux régent avait certainement lu Montaigne. Justement, le site internet de ma loge contenait récemment un blog sur Montaigne, l’humaniste «précurseur de la francmaçonnerie ». Il a inspiré la plupart des remarques qui vont suivre.

La qualité des relations entre francsmaçons, comme entre profanes, dépend en premier lieu d’une bonne communication. C’est une aveuglante évidence. Communiquer, voilà le grand mot lâché. Mais «entre ce que je pense/ce que je veux dire/ce que je crois dire/ce que je dis/ce que tu as envie d’entendre/ce que tu crois entendre/ce que tu entends/ce que tu as envie de comprendre/ce que tu crois comprendre/ce que tu comprends» il y a dix possibilités qu’on ait des difficultés à communiquer. Toutefois, essayons quand même…

Mais quand et où ? Bien sûr, nos occasions sont nombreuses : les libres dialogues avant d’entrer au temple ou lors de l’agape, les planches de l’orateur ou d’autres frères, le rituel même – qui porte son message.

Comment ? Là surgit souvent le péché mignon du franc maçon. Il veut trop en faire. Notre frère Voltaire disait déjà «Les longs ouvrages me font peur/loin d’en épuiser la substance/il n’en faut prendre que la fleur». Moins poétiquement, durant la Deuxième Guerre mondiale Winston Churchill, maçon lui aussi, disait que tout texte réellement important devait tenir sur une seule page. Pince sans rire, il ajoutait: «Tout discours improvisé ne vaut même pas le papier sur lequel il est écrit». À la même époque, avant de prononcer un discours important le président des Etats- Unis, notre frère F. D. Roosevelt se voyait remettre par son épouse un petit papier avec ce seul mot : Kiss ou plutôt K.I.S.S. Non pas un baiser affectueux mais «Keep it simple and stupid», que l’on pourrait traduire par : reste simple et sot.

Un corps vivant, en évolution

On estime que près de quatre vingt mille ouvrages ont été écrits à ce jour sur la franc maçonnerie. La quantité est là. Il serait peu fraternel de s’interroger sur leur qualité. Mais après tout Kafka disait qu’écrire c’est bondir hors des rangs des meurtriers.

Le présent thème d’études indique dans ses “observations“ un conflit (possible ?) entre d’une part la croissance, le renouvellement de nos effectifs, et d’autre part nos exigences qualitatives. Pour l’anecdote on rappellera qu’aux Etats- Unis, longtemps terre d’élection de la maçonnerie, les effectifs ont fondu de moitié depuis une quinzaine d’années. Les jeunes ne sont plus intéressés à y entrer. De multiples raisons à cela. Parmi elles on entend parfois : «Ah oui, la franc maçonnerie ! Ce sont des réunions où d’aimables vieillards échangent entre eux des propos aimables». Souvenonsnous qu’une loge maçonnique n’est pas semblable à un club de jass, mais un corps vivant, qui évolue chaque fois qu’un nouveau maillon entre dans la chaîne, pour le plus grand bien de tout l’atelier. Et si, parfois, les sensibilités nouvelles heurtent certains anciens, la solution est dans l’essaimage, où de diligentes “abeilles“ préférablement à des guêpes vont créer une nouvelle ruche.

On a besoin de sa foi pour construire

La qualité dans la simplicité ? Nul plus que notre frère André Citroën (1878- 1935), deuxième constructeur mondial avant la crise de 1929, marque aux deux chevrons superposés, n’en doutait pas. Né d’un père hollandais et d’une mère polonaise, cet ingénieur, dans sa loge parisienne, avait maîtrisé la tenue qui devrait présider à nos travaux. Il s’en était sans doute inspiré pour créer la 2 chevaux, la deuche, trois fois plus légère et trois fois moins chère que la traction avant. Elle pouvait transporter quatre personnes et 50 kg de patates!

Nous devons avoir un profond attachement à l’initiation traditionnelle pour assurer la transmission de nos valeurs. Nous reprenons l’ouvrage des bâtisseurs. On a besoin de sa foi pour construire, se polir, se parfaire. Nous ne devons pas devenir un club de pensée, parce qu’il s’agit avant tout, dans notre démarche, d’une quête de spiritualité. L’être humain se pose les mêmes questions depuis toujours. Cette recherche de sens à la vie est intemporelle. C’est l’amour, la tendresse, l’humanisme … Et ces valeurs trouvent encore écho aujourd’hui. Nous n’avons donc aucun besoin de faire de la propagande. Nous ressentons une réelle quête du bonheur dans notre société actuelle. Même si, comme d’aucuns le pensent, nous sommes proches d’un chaos, d’une résignation mondialiste, rien n’est perdu. Il faut se préoccuper davantage de la meilleure façon d’accueillir et d’initier les nouveaux, avec des moyens financiers et matériels limités.

Redorer le blason sans rendre le tablier. Reprendre inlassablement le grand courant de la philosophie des Lumières, la liberté de conscience, les droits imprescriptibles de la personne humaine, la séparation du théologique et du profane, la soif de connaissance, le progrès, la croyance dans la capacité de chaque homme de se dépasser…

Chacun a droit à son jardin secret

D’aucuns nous font le reproche de notre secret. Il n’y a pas de secret. Nous avons deux discrétions. La première concerne l’initiation maçonnique, une cérémonie symbolique, intime, personnelle, incomprise de ceux qui ne la connaissent pas, même si elle est abondamment décrite dans des livres accessibles au grand public et qu’on peut la télécharger sur l’internet. La seconde a trait à l’appartenance. Chacun est libre d’adhérer à telle ou telle association, sans avoir envie que ça se sache. C’est ce que Montaigne appelait «le jardin secret». Pour autant, on peut engager tout francmaçon à dire qu’il en est car c’est un honneur.

Bien sûr, il y a une vague peur qui persiste, celle d’essuyer le reproche de copinage ou, pire, de magouillage. Comme partout, il y a des brebis galeuses, mais elles sont rapidement écartées du troupeau. Au demeurant, en temps de crise économique, Montaigne dirait : «Le profit de l’un est le dommage de l’autre», voire même, avec sa brutale franchise : «Au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul».