Pourquoi visiter d’autres loges?

Par ce beau soir d’été du 24 juin 1717, de graves personnages, vêtus de sombre, se hâtent à travers les rues de Londres. Certains portent des instruments de musique. On ne peut pas se fier au temps anglais, et quelques-uns ont pris leur parapluie, même un parapluie pliant inventé quelques années auparavant.

R. J. – Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique suisse: mai 2009)

Ce sont les frères des trois loges maçonniques «At the Crown», «At the Apple Tree», et «At the Rumun and Grapes». Ils se rendent en visite à la loge «L’Oie et le Grill», dont le nom, qui provient de l’auberge éponyme, fait déjà saliver les visiteurs. Visite historique s’il en est ! Elle marque la fondation de la maçonnerie spéculative moderne. On y décide la création de la première Grande Loge au monde, qui ordonnera la mise en chantier des Constitutions de 1723, celles-là mêmes dont se réclame l’Alpina. Très tôt, nos lointains frères ont à coeur, dans ces Constitutions, de fixer des :

règles de bienséance

De la conduite à tenir dans la Loge pendant qu’elle est constituée : «Vous ne tiendrez pas de Comités privés, ni de conversations particulières sans permission du Maître, ni ne parlerez de choses impertinentes ou inconvenantes, ni n’interromprez le Maître ou les Surveillants, ou aucun Frère parlant au Maître. Ni ne vous comporterez d’une manière ridicule ou bouffonne pendant que la Loge est engagée dans des questions sérieuses et solennelles, ni n’userez d’aucun langage malséant, sous aucun prétexte que ce soit». Conduite quand la Loge est finie et avant que les Frères soient partis : «Vous pouvez vous réjouir avec une innocente gaieté, vous traitant les uns les autres selon vos moyens, mais évitant tout excès, ne forçant aucun Frère à manger ou à boire au delà de son désir ou ne l’empêchant pas d’aller où l’appellent ses affaires, ne faisant ou ne disant rien d’offensant ou qui puisse empêcher une conversation aisée et libre, car cela détruirait notre harmonie et déferait nos louables desseins».

Epictète déjà…

Ces préoccupations se retrouvent au demeurant dans l’ancienne maçonnerie opérative, chez nos «Bons Cousins» les Compagnons du Devoir et aujourd’hui encore lors de leur Tour de France, de cinq à sept ans, qui s’effectue dans le sens des aiguilles d’une montre, et leur fait visiter un parcours idéal comprenant nécessairement Lyon, Nîmes, Marseille, Bordeaux, Nantes, Angers, Tours, Orléans, Paris. Comme autrefois, la «Mère» joue un rôle capital dans le compagnonnage, et veille au respect de règles semblables à celles évoquées ci dessus. On ne peut s’empêcher de remonter beaucoup plus loin, quand le philosophe Epictète (50 125 après J. C.) disait: – «Dans les assemblées, sois le plus souvent silencieux. Ne dis que ce qui est nécessaire, et en peu de mots. S’il arrive, rarement toutefois, que s’offre l’occasion de parler, parle, mais que ce ne soit point des premières choses venues. Ne parle pas de courses du cirque, de nourriture ou de boissons, conversations courantes. Surtout, ne parle pas des hommes, soit pour les blâmer, soit pour les louer ou les mettre en parallèle.

Dans l’existence, souviens-toi que tu dois te comporter comme dans un festin. Le plat qui circule arrive-t-il à toi ? Tends la main et prends modérément. Passe-t-il loin de toi ? Ne le recherche pas. Tarde-t-il à venir? Ne jette pas de loin sur lui ton désir, mais patiente jusqu’à ce qu’il arrive à toi».

Selon les sensibilités particulières

Visiter d’autres loges ? Bien évidemment, quand on ne peut pas ou plus se déplacer il y a les visites de leur site internet, souvent de bonne qualité. Certains ateliers se rendent à l’étranger en expéditions artistiques et gastronomiques. D’autres vont rencontrer des loges new yorkaises, avec la Statue de la Liberté, oeuvre de notre frère Auguste Bartholdi, qui leur souhaite la bienvenue. Nul ne disconviendra que la visite à d’autres loges est enrichissante. Il n’est que de consulter les programmes ou les sites des ateliers pour constater que ces visites, ou les interloges, ou les Maillets volants sont fréquents et nombreux, facilités par les distances réduites. Enrichissement aussi par la diversité des rites pratiqués au sein de l’Alpina, et le fait de les entendre dans des langues différentes. Il faudrait aussi dire les liens solides qui se nouent entre telle et telle loge, et entre leurs frères, selon les affinités électives chères à notre frère Goethe. N’oublions pas la musique, différente selon la sensibilité particulière des loges. Ici, les frères chantent durant les tenues; là, on en voit un en kilt écossais jouer de la cornemuse. Là encore, simplement, un autre est responsable de ce que l’on nomme, improprement, la colonne d’harmonie. Il fait alors office de disque-jockey. Qu’importe la forme musicale, partout c’est la même ferveur, celle qui animait déjà nos devanciers de 1717 quand les apprentis chantaient (traduction): «Unissons- nous main dans la main/Tenonsnous ferme les uns aux autres/Soyons joyeux/L’orgueil de l’Antiquité/Nous l’avons de notre côté/Et cela met les hommes exactement à leur place».

Du pain sur la planche

Ne négligeons pas l’agape, du grec «agapé», amour, selon le Larousse repas pris par les premiers chrétiens. Bien sûr, au pluriel les agapes évoquent des repas copieux et joyeux entre amis. Les Constitutions de 1723 nous montrent la voie royale médiane. À la loge «L’Oie et le Grill» on ne se contentait pas de simples sandwiches, inventés par Lord Sandwich, joueur invétéré qui se faisait apporter à la table de jeu du rosbif entre deux tranches de pain, préfigurant le glorieux Big Mac du MacDo.

Alors, découvrons avec nos frères les trésors de la cuisine helvétique, en zigzag et au hasard. Züritopf à l’ancienne, fricassée de porc à la genevoise, blanquette de veau à la soleuroise, oignons à la fribourgeoise, choucroute à la schaffhousoise, Saucengummeli de Schwytz, Züpfe bernoise, beignets au fromage à la valaisanne, omelette jurassienne, filets de perche à la vaudoise, minestrone ticinese… Et encore n’a-t-on pas parlé des desserts, ni bien sûr des vins ! Pardon aux cantons qui n’ont pas été mentionnés. Comme aurait dit Rabelais: Il y a du pain sur la planche.