L’invisible vérité architecturale

La place de la colonne d’harmonie

Le temple a cinq colonnes dont deux sont extérieures et trois se trouvent à l’intérieur. Dehors, encadrant la porte, ce sont les colonnes B et J. Dedans, il y a celle du nord, celle du midi, et la colonne d’harmonie, dont la place, suivant les rituels, est variable.

Loge Flumen Fraternitatis, Genève (Revue maçonnique suisse: juin/juillet 2005)

Toute colonne qu’elle soit, celle d’harmonie n’est pas exactement considérée au même rang que les autres. Elle n’est une référence ni géométrique ni astronomique, ni même architecturale puisqu’elle n’a pas de place fixe géographiquement parlant. Symbolique au même titre que les autres, elle est plus complexe et son rôle est à la fois subtil et multiple. Comme si elle était consacrée au culte de quelque divinité, cette colonne de style assurément composite est dédiée à l’harmonie dont la manifestation la plus concrète est naturellement la musique.

La colonne d’harmonie est donc le pilier musical qui soutient les travaux. On notera cependant qu’il n’est pas question de musique, le mot n’est pas dit.Tout au plus restons-nous dans le registre de la suggestion. Il s’agit d’harmonie, donc de l’effet perceptible par les sens et l’âme, dont la musique est la source. Effet perceptible mais attendu. La musique au temple a une histoire, il existe des ouvrages sur le sujet et le lecteur intéressé sera bien inspiré de s’y référer.

Les raisons d’une invisible nécessité

Pourquoi donc une colonne d’harmonie alors que le rituel se suffit à luimême et qu’il peut être accompli sans elle? Il n’est, pour s’en convaincre, que d’avoir participé ne serait-ce qu’une fois à une tenue sous les étoiles, où il n’est d’autre musique que céleste.

Toutefois, même si à la première analyse on peut rapidement être tenté de la considérer comme un élément extérieur, l’intervention du maître de musique est comparable à un plateau au rôle non verbal et non écrit. Cela tient au fait que le phénomène de la présence musicale fait partie intégrante du rituel. C’est l’illustration sonore de cette présence qui change de tenue en tenue alors que les textes demeurent, eux, traditionnels et invariables. La présence demeure, mais la forme se renouvelle. C’est le moment de se demander si la colonne d’harmonie n’est pas porteuse de vérité puisque chacun sait que le propre de celle-ci est d’être une dans sa substance et multiple dans sa manifestation.

Là n’étant pas notre propos, disons simplement que la colonne d’harmonie va donner le ton de la cérémonie. Elle va lui imprimer une tonalité, une couleur correspondant à un moment unique et chaque fois renouvelé, variant selon les circonstances. De ce fait, la musique a pour rôle de préparer les frères, d’induire un état d’âme ou une prédisposition aux travaux qui commencent. Le renouveau que la colonne d’harmonie propose contribue généreusement au fait que, chaque fois, un rituel identique est d’une expression très différente. Un des effets principaux de cela est d’attendre la découverte d’une part du mystère: qu’allons-nous entendre et écouter? Tous ensemble… Un autre effet, et non des moindres, est d’améliorer la qualité d’écoute de l’ensemble des travaux. En étant debout et à l’ordre à l’instant où se dévoile la musique appropriée du jour, on tend l’oreille, on se verticalise intérieurement, dans une sorte d’extension. Cet effet subtil permet une amélioration progressive et insoupçonnée du rituel grâce à l’apparition du ressenti et non plus par le seul travail du mental. L’activité en loge exerce la sensibilité, la présence de la colonne d’harmonie l’affine.

L’ampleur de l’expression

La colonne d’harmonie exprime les louanges, sacralise et sanctifie le solennel, glorifie la fête païenne et permet l’apparition de l’humour dans la gravité, apportant la transparence dans l’édifice. L’harmonie peut se traduire de plusieurs façons: soit par une unité de tonalité (par exemple, sol majeur), soit par une unité instrumentale (orgue, cordes, etc.) ou encore par une unité expressive (voix, chant grégorien, musique orchestrale…). Les possibilités et critères sont innombrables et laissés à la discrétion du maître qui la dirige.

La force de l’harmonie est qu’elle peut être d’une expression très variée pour une même tenue. L’impression d’un tout cohérent, harmonieux, tel est le sens du travail qui est fait à la colonne qui porte son nom. Si chaque séquence du rituel est millimétriquement préparée, et pensée, l’harmonie de l’ensemble de la tenue apparaîtra et sera perçue dans toute son ampleur, au-delà de la mosaïque des styles musicaux qui peuvent la composer. La variété ne doit pas être considérée a priori comme un obstacle au but harmonique recherché.

La tâche du maître de la colonne d’harmonie, qui s’inscrit sur toute la durée des travaux, est donc immense et bien des choses dépendent de lui, jusqu’à l’âme même de la cérémonie. Préparer une colonne d’harmonie est plus qu’une «simple planche». D’une part parce qu’elle est l’art de l’instant unique, lien essentiel et magique entre le rituel tel qu’il se déroule et l’ensemble des personnes qui y participent. D’autre part, parce qu’elle exige une connaissance préalable du rituel. Et si ce n’est pas le cas, elle l’imposera. Le bénéfice en reviendra à celui qui en a la responsabilité comme à ceux qui goûteront les fruits de ses recherches musicales. Mais également, parce que la musique dans le temple produit en chacun un changement d’état. Car, par la sensibilité et le dosage dans le choix des oeuvres qu’elle propose, la colonne d’harmonie ordonne le temple. Non pas matériellement, comme le maître des cérémonies l’aura préalablement fait, mais en apprêtant l’atmosphère du lieu qu’elle va mettre en vibration.

Ainsi, l’harmonie qui montera de cette colonne va-t-elle lier les frères comme une chaîne d’union, de l’ouverture à la fermeture des travaux, car personne ne peut se soustraire à son action. Elle accueille, enrobe, effraie, soulève, inspire, agenouille, guide, provoque et raccompagne. Sans colonne d’harmonie, il manquerait une dimension, la tenue ne serait qu’un basrelief. C’est pourquoi le vénérable maître appelle très tôt la colonne d’harmonie à l’oeuvre, dès l’ouverture des travaux. Les émotions passent par elle, s’accélèrent et s’amplifient. Elle est l’un des éléments mystérieusement lumineux du travail en loge, car la colonne d’harmonie met en lumière chaque moment où il est nécessaire qu’un éclairage soit posé, du fait d’une intensité dramatique particulière ou parce qu’un soupçon de détente peut être le bienvenu.

La beauté partagée

La présence de la beauté musicale en loge est permanente, même si elle ne se fait pas entendre en continu. Elle scande les temps particuliers du rituel et du temple. C’est cet usage intelligent des silences et du silence qui la révèle comme un incessant renouveau et sacralise chaque instant où plus rien ne se fait entendre. Au cours de ces silences qui ne doivent surtout pas être à tout prix comblés, un autre élément s’introduit subrepticement: le sentiment de fraternité. Ce dialogue de rythmes entre les paroles rituelles et les partitions est une mise en valeur constante et mutuelle du fond et de la forme des travaux, produisant ainsi l’homogénéité de l’ensemble.

La musique évoque et produit des impressions qui vont donner à la tenue une couleur et une tonalité propres à produire une élévation. La colonne d’harmonie est une colonne levée qui remplit une fonction manifeste, ce qui n’est pas le cas des autres (tout au moins à l’intérieur du temple). Cette fonction est celle de l’illustration, mais également de l’équilibre.

La musique en concert, pour être bien écoutée, passe par la justesse. Si elle est mal jouée, si donc elle n’est pas juste, rien ne sera parfait. L’environnement sera perturbé, les personnes qui l’entendent, dérangées. Il en sera de même pour une tenue, pas en termes de justesse d’interprétation des oeuvres, mais de justesse de choix.

La colonne d’harmonie doit être adaptée aux circonstances. La sélection musicale globale est l’interprétation du chef d’orchestre de la partition rituelle. S’il n’est pas dans le tempo, si la formation musicale n’est pas adaptée à l’oeuvre, en d’autres termes, s’il y a inadéquation, donc disharmonie, c’est l’ensemble de la tenue qui peut s’en trouver irrémédiablement entaché et laisser un triste souvenir. La colonne d’harmonie est un point d’équilibre subtil mais qui reflètera le sens donné au rituel, en fonction de ce que le maître de ladite colonne en aura compris. C’est dire son importantance, et si la fonction ne consiste pas (seulement) à se faire plaisir en mettant ses disques préférés, fût-ce dans un esprit de partage.

Une imitation

Pour comprendre ce que signifie la présence de la colonne d’harmonie en loge il faut savoir qu’historiquement, la musique était incluse dans le projet architectural d’un édifice sacré. Dans ce contexte elle est la réplique à l’échelle humaine de la vibration du cosmos. Elle représente le Verbe divin de la création qui vibre encore aujourd’hui. L’état dans lequel la musique au temple est censée transporter les frères est une mise en relation avec le Grand Architecte de l’Univers par la vibration. Il y a unisson (son unique) dont l’expression la plus pure est le chant grégorien, ce chant né du silence en une voix unique aux sources une nouvelle fois multiples. Mais là où la musique intervient comme élément de la construction architecturale est que tous les sons ne sont pas musique.

Les intervalles (secondes, tierces, quartes, quintes, etc) exercèrent une influence considérable sur les calculs de l’élévation des sons pour traverser la nef des cathédrales. C’est ainsi qu’à la cathédrale d’Amiens la hauteur des colonnes jusqu’à la clef de voûte sera déterminée comme suit: «Les chapiteaux des piles seront basés sur la quinte, la base du triforium sur la septième, la corniche des verrières répondra à la seconde, le chapiteau de base des arcs de voûte à la quarte et la clef de voûte à la sixte majeure », nous explique Patrick d’Archeville dans son ouvrage De la pierre aux étoiles. On y apprend notamment que certaines tonalités étaient recommandées, d’autres interdites par le clergé car elles suggéraient trop de lascivité, et de ce fait certains instruments n’ont pas franchi le seuil des édifices sacrés pendant des siècles, considérés comme une invite à l’impiété. C’est dire si, depuis fort longtemps, on sait avec exactitude quelles influences la musique peut effectivement exercer sur l’esprit.

Les sept sons de la gamme correspondent aux 7 planètes principales, les 12 demi-tons aux signes astrologiques et mois, entre autres choses fascinantes qui démontrent l’extraordinaire complexité de la présence musicale dans l’espace sacré. Il apparaît donc normal que la musique soit présente dans le temple maçonnique, pour deux raisons au moins qui peuvent être laissées à l’appréciation, voire au choix de chacun. La première est que les notes que nous connaissons sont les premières syllabes d’un hymne à St.Jean Baptiste: Ut queant laxis – Re sonare fibris – Mi ra gestorum – Fa multi tuorum – Solve polluti – Labii reatum – Sancte Iohannes.

Cet hymne signifie «Pour que résonnent dans les coeurs détendus les merveilles de tes gestes, absous l’erreur de la lèvre souillée de ton serviteur ô Saint-Jean». L’ouvrage cité plus haut nous explique que cette notation fut en vigueur du IXe au XVIIe siècle, époque où le Do remplacera l’Ut, ce qui nous amène à la seconde raison symbolique de la présence de la musique au temple. Celui-ci étant une réplique du cosmos, nous y trouvons des références célestes dans la notation musicale. Do: Dominus, Dieu – Re: Regina astris, la lune (reine des astres) – Mi: Mistus orbis, la terre – Fa: Fatum, le monde, le destin – Sol: Sol invictus, le soleil invaincu – La: lacteus orbis, la voie lactée – Si: Siderus orbis, le ciel étoilé.

La voûte céleste est sous nos yeux alors qu’entrent en nous, par nos oreilles, des myriades de notes et d’accords, tels des constellations. Ayons toujours à l’esprit, lorsque commencent nos travaux, que la colonne d’harmonie répond au surveillant qui déclare à l’univers entier, dès qu’au firmament s’allume la troisième étoile: «Que la beauté l’orne!»