L’homme dans son intégrité

TRISMÉGISTER LAUSANNE (Revue maçonnique suisse: janvier 2003)

Rechercher d’où vient l’alchimie, quel est son âge, c’est retrouver le même cheminement, les mêmes incertitudes et le même foisonnement de suppositions que lorsque, remontant le temps, on recherche les origines de la franc-maçonnerie.

Il semble pourtant que l’hypothèse qui réunit le plus de suffrages est celle qui fait naître l’alchimie, il y a bien longtemps, lorsque les hommes ont commencé à travailler les métaux, activité qui les a naturellement orienté vers une exploitation du feu et des premiers éléments chimiques permettant d’en modifier le comportement. Les artisans qui par leur travail firent des étoffes à partir de fils et grâce à l’action d’autres végétaux et minéraux en changèrent la couleur et la résistance, ceux qui travaillant la terre l’ont durcie puis rendue propre à conserver les aliments, ceux-là ont certainement contribué à la naissance de l’Art sacré. La légende s’est construite sur les tours de mains, l’enseignement, et les résultats. Les artistes ont comparé leur travail à celui du Créateur, d’autant que leurs œuvres étaient largement utilisées pour orner les lieux ou temples des religions naissantes. Elles servaient d’objets de culte, et à parer les ministres, ceux-ci ayant largement contribué à sanctifier le travail. Tenu par une main, l’outil ne se mouvait que par l’esprit de celui qui le tenait, en modelant la matière sur la réalité subjective de la nature ambiante.

Le temps s’est écoulé et les techniques se sont perfectionnées, la pensée de l’homme s’est enrichie au point de trouver son accomplissement dans cette affirmation de Teilhard de Chardin «Il n’y a pas, concrètement, de la Matière et de l’Esprit: mais de la Matière devenant Esprit». Cette phrase est une bonne définition qui non seulement correspond à la démarche alchimique mais à bien d’autres voies que l’homme a su construire pour s’évader de sa condition matérielle.

Le temps de l’athanor

Au cours du temps l’on retrouve une «tradition » alchimique en Egypte vers le IVe siècle avant notre ère, partagée avec les Grecs qui ne laissent rien passer sans se l’approprier, les dieux et l’ésotérisme devenant même leur seul commerce. Selon Pierre A. Riffard «une nouvelle voie vers l’absolu venait d’être tracée. Avec l’alchimie l’homme cherche les secrets du monde non plus vers le ciel mais dans la terre, le travail manuel devient œuvre de salut». Nous pourrions presque dire à la suite de cette définition que l’alchimie est une religion laïque, si nous ne craignions le néologisme que cette association implique.

Avec l’avènement du christianisme puis l’éclatement de l’Empire romain d’Occident, la tradition hermético-alchimiste s’occulte en Occident pour refaire surface à partir du XIXIIe s. où commence une seconde période par l’intermédiaire des cultures juive et arabe (d’où son nom al’kymia qui viendrait de Qimia, nom de l’Egypte ancienne qui aurait donné en arabe al ou el en hébreux. Al, c’est Dieu, Kimia ou Kimit signifiant «terre noire», le nom symbolique du pays des pharaons. Al ajouté à kimia donnerait «Terre de Dieu».

L’Antiquité abrite les premiers pas de la nouvelle science. L’approche philosophique de l’étude de la matière est rigoureuse, liée aux découvertes métallurgiques, chimiques et naturelles. C’est la nature qui dirige les pas de l’homme dans sa découverte. L’artisan qui ne se connaît pas encore comme alchimiste poursuit les associations dans son atelier et se découvre l’instrument de ou des dieux.

Le Moyen Age, la grande époque de la foi, voit le travail de l’artisan s’ouvrir. Ce dernier n’est plus seulement l’instrument, son esprit a mûri, il suit la voie tracée par la nature, il recherche de nouvelles combinaisons devant le mener en avant. Son travail devient tâtonnement, il se tourne vers la matière non plus pour créer avec le ou les dieux mais construire une vie différente, devenir lui-même le métal le plus parfait. Il lie son sort au mythe, son univers se rétrécit. C’est le temps de l’athanor.

Artisan de lui-même

La Renaissance lui ouvre d’autres voies, qu’il explore. La cornue fait son entrée, la synthèse dispute la première place aux régimes des feux et de la combustion. Une nouvelle génération d’alchimistes recherche dans les plantes et les analogies naturelles une spiritualité qui s’appuiera sur la médecine et prendra bientôt le pas, elle aussi, sur l’expression originale qui faisait de l’homme l’instrument. La recherche de la pureté des métaux, celle de l’affranchissement des maladies et déviances de la vie deviennent l’unique préoccupation de l’alchimiste.

L’homme ne peut cependant nier son essence, ses pas retrouvent le sens du sacré en découvrant que les métaux ne sont que des matériaux dont la place est fixée de toute éternité. Comme les plantes ils participent au cycle de la vie. L’homme redevient un artisan, un artisan de lui-même toutefois. Son travail ne vise plus en premier lieu à se libérer en créant de l’or ou à s’affranchir des maladies et de la vieillesse, mais par la découverte de sa propre complexité il renoue le dialogue avec son esprit et peut en devenir le créateur. La Table d’Emeraude d’Hermès Trismégiste dit en substance: «Toutes les choses sont et proviennent d’Un, par la médiation d’Un. / Toutes les choses sont nées de cette chose unique (…) / Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut/Et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas; / Par ces choses se font le miracle d’une seule chose.

Les éléments du Grand Œuvre sont le soufre, le mercure et le sel, le feu et l’eau, l’activité et la passivité, les influences terrestres et célestes. La matière, si elle est diverse, pesante et obscure, n’est pourtant pas inerte et privée de vie. Pour atteindre sa régénération il faut réaliser trois étapes au travers d’opérations longues, délicates et complexes, accomplies selon une règle rigoureuse. La materia prima est d’abord réduite, décomposée et mise en «putréfaction». C’est l’œuvre au Noir, l’apprenti. L’étape suivante réalise sa purification et donne l’œuvre au Blanc, le compagnon. Enfin, l’aboutissement, l’œuvre au Rouge correspond à la transmutation finale, soit au maître. Il est évident pour tous que l’alchimie ou tout au moins son langage a pénétré le rituel maçonnique, peut-être à l’occasion des héritages des métiers – les articles publiés dans Alpina de juin-juillet dernier sur l’histoire des cathédrales en font abondamment référence – ou simplement par l’intermédiaire des Rose-Croix. Cette fraternité alchimique née d’une sorte de canular monté vers 1614 par un étudiant en théologie protestante d’origine souabe, Johan Valentin Andreae, comprenait trois textes: La réforme de l’Univers, la Fama Fraternitatis et Une brève réponse à l’estimable Fraternité de la Rose Croix suivie par la publication des Noces chimiques de Christian Rosenkreutz en 1459. Ces écrits eurent un succès fantastique en Allemagne, en Angleterre et en France, trois pays que l’on peut considérer comme les berceaux de la franc-maçonnerie spéculative.

La conscience de l’unité

Il nous faut parler des alchimies qui ont vu le jour ou se sont développées sous différentes civilisations. D’abord, l’alchimie magique et astrologique tendance dite chinoise et arabe qui aurait pour origine l’Egypte, bien sûr, mais aussi la Chaldée. Cette version se base sur une magie dite naturelle qui n’a rien à voir avec la sorcellerie. La source arabe la plus connue nous vient des écrits de Ya’kub ibn Ishak ibn Sabbah al-Kindi, qui dans le Liber de radiis stellicis traite du mouvement des étoiles et de la collision des rayons censés produire une infinité de combinaisons influençant le cours de la vie. Dans une moindre mesure mais à l’échelle humaine le feu, la couleur et les sons émettent des radiations qu’il importe de connaître et de maîtriser. L’alchimie de la Nature et de l’Amour tendance dite arabe se veut initiatique ou spéculative, reposant sur un travail sur soi, affirmant que tout est conscience et que l’existence est issue d’une énergie première: le Chaos.

Il y eut l’alchimie que nous appellerons d’Alexandrie, ville dont la population se composait essentiellement de Grecs, d’Egyptiens et de Juifs qui pour beaucoup étaient convertis à la nouvelle religion. Le Dr ès lettres Louis Ménard souligne ceci dans son livre sur Hermès Trismégiste paru en 1983: «Les Egyptiens étaient chez eux, les Grecs ne se croyaient étrangers nulle part et les Juifs au contraire tenaient à rester étrangers partout; seulement hors de leur pays, ils n’aspiraient pas à la domination, ils se contentaient de l’hospitalité. Dès lors il devenait plus facile de s’entendre. Les livres attribués à Trismégiste sont un trait d’union entre les dogmes du passé et ceux de l’avenir, et c’est par là qu’ils se rattachent à des questions vivantes et actuelles, représentant les derniers monuments du paganisme, nés dans un mélange de civilisation qui portaient des idées anciennes et s’ouvraient aux nouvelles, ils sont la passerelle entre un monde qui finit et un monde qui commence». Ces idées se sont greffées sur les deux nouvelles religions et elles ont d’abord emprunté le vecteur des conquêtes arabes, passant par l’Espagne elles sont venues réveiller le vieux courant originel. Cette alchimie-là s’est nourrie des faiseurs d’or, de la Kabbale, du Poimandrès, du Coran et de l’Evangile de saint Jean. Plus tard elles emprunteront la route des croisades, pour raviver en Occident le foyer sous l’athanor. A chacune de ces alchimies ses mérites. Toutes prônent l’intégration de l’homme au sein de la création par la conscience de l’unité entre tous ses éléments.

Créer l’Esprit en devenir

Certains font état de différences fondamentales entre l’alchimie et la franc-maçonnerie. Pour eux l’alchimiste est un homme seul qui travaille dans le secret de son laboratoire avec pour objectif premier son salut individuel. L’alchimie est fondamentalement gnostique alors que le franc-maçon ne se retranche pas du monde. Si son objectif prioritaire est également une régénération individuelle, c’est pour contribuer à l’édification du temple de l’humanité. Pour d’autres, en revanche, «on est seul parmi les hommes», pour paraphraser Antoine de Saint- Exupéry, et le chemin maçonnique est très proche de celui de l’alchimie par le travail intérieur qu’il exige, les analogies du rituel faisant appel aux images, aux sons, aux mises en situation. L’alchimiste n’est pas un souffleur (faiseur d’or) mais sa transformation n’a d’autre but que celui de transformer l’humanité en commençant par lui-même.

Depuis la nuit des temps l’homme cherche à atteindre l’inaccessible étoile mais quelle estelle? Lors de l’initiation souvent on avertit le récipiendaire de l’inutilité de ses efforts pour atteindre la Lumière. Drôle de fraternité, où ceux qui n’ont pas réussi dans leur quête dénient aux plus jeunes la possibilité de parvenir là où ils croient n’être pas parvenus. Peutêtre que l’étoile n’est inaccessible qu’à ceux qui ne croient pas en elle. L’alchimiste est un homme de foi qui entreprend de porter un rêve.

Sa foi lui fait transformer un mythe en réalité. Le mythe est la toile de fond de toutes les œuvres humaines, l’alchimie en est une et non des moindres. La découverte alchimique la plus importante est l’homme, ainsi que l’illustre le texte de La Table d’Emeraude. A l’instar de l’univers, l’homme est composé d’une multitude d’étoiles et pourtant unique. De par son côté individuel l’enseignement alchimique préserve l’homme dans son intégrité. En adhérant à une collectivité, à une pensée collective et sectaire on cesse d’exister en tant qu’homme. Fondre celui-ci dans l’idée, telle est la faute originelle de toutes les sociétés, qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques. Léonard de Vinci disait qu’un homme seul s’appartient totalement, s’il est en compagnie, ne serait-ce que d’un seul compagnon, il ne s’appartient plus que de moitié. S’il a plus d’un compagnon il s’enfonce davantage dans cet état.

La démarche maçonnique est aussi la construction d’une réalité à partir d’un mythe. Elle repose sur la foi, le foyer qu’il faut entretenir sous l’athanor pour créer l’Esprit en devenir. L’atelier maçonnique tient la place du laboratoire de l’alchimiste. Ce dernier reste seul face à l’immensité de l’universel; le franc-maçon, lui, est seul dans l’univers de sa loge. Deux milieux où se rejoignent tous les extrêmes. Si le maçon sait trouver la porte de sortie de son atelier il pourra comme l’alchimiste connaître l’univers, les dieux et lui-même.