L’Etat-nation face au processus de mondialisation

Le thème du mois : La globalisation, espoir ou danger?

L. L. (Revue maçonnique suisse: mai 2003)

La mondialisation actuelle mène a priori la vie dure aux valeurs traditionnelles: abandon de celles-ci au profit d’autres plus modernes mais aux contours imprécis. Pourtant, loin d’effrayer cette mondialisation paraît être une mutation inexorable dans laquelle tous les pays semblent être attirés.

Encore présent dans la vie de chaque nation les Etats pourraient néanmoins être dépassés par les événements récents du libre échange international et les nouvelles lois économiques qui en découlent. Quel sera le rôle de l’Etat dans la mondialisation de demain? En aurat- il encore un? Verra-t-on la fin de l’Etat traditionnel au profit d’un nouvel ordre national, voire supranational? Nous allons tenter d’identifier le rôle de cet Etat traditionnel face à la mondialisation dans les pays industrialisés et ceux en voie de développement, car les enjeux en sont différents. Nous resterons dans un contexte général afin de pouvoir déceler certaines tendances dans les deux familles. Dans son ouvrage De l’Etat Nation aux Etats régions Kenichi Ohmae explique la perte de pouvoir de l’Etat traditionnel face aux entreprises transnationales et à la mondialisation dans son ensemble. Grâce à la baisse des taxes douanières et à l’amélioration des communications et des télécommunications, la migration des entreprises dans les zones les plus favorables de la planète est inéluctable. Elles s’établissent désormais au gré des pays, suivant les avantages recherchés, tels une main-d’œuvre moins chère, un marché domestique à proximité, ou des compétences spécifiques dans certains domaines. La conséquence directe en est la perte d’une partie ou de la totalité de l’activité dans le pays d’origine de la société transnationale, avec toutes les implications sociales que cela induit, par exemple le chômage. Le pouvoir de l’Etat dans ce cas de figure est réduit. Il ne peut empêcher la société de migrer son activité vers une zone meilleure marché, par contre il prend la responsabilité des personnes au chômage suite à ce départ. Pour l’instant l’Etat n’a pas ou peu de pouvoir pour infléchir la décision de la société qui désire partir. Au contraire, bien souvent il doit accorder des avantages tels que l’exonération fiscale sur une longue période pour garder la société sur son sol. Cela est devenu monnaie courante de voir des entreprises exonérées d’impôts sur une période de 10 ans et de s’en aller ensuite lorsque les premières taxes tombent!

Pour Kenichi Ohmae l’Etat-nation perd du terrain par rapport à l’Etat-région. Ces régions sont des zones à forte densité économique qui peuvent se trouver soit à l’intérieur d’un Etat-nation soit à cheval sur plusieurs d’entre eux. Dans le premier cas, ce peut être la Silicon Valley en Californie, très active dans les semi-conducteurs et l’informatique et qui draine une part non négligeable de l’activité mondiale dans ce secteur. Dans le même pays, la région de Minneapolis- St Paul tend à devenir depuis environ cinq ans la Mecque du domaine médical avec la présence des plus grands noms. D’autres régions sont «internationales», ainsi la zone dite du diamant alpin (Bâle-Lyon-Milan) active dans la micro-électronique. Ces nouvelles régions à forte activité économique semblent se développer grâce à une dynamique économicoéconomique, c’est-à-dire selon les pures lois de l’offre et de la demande, sans aide particulière de la part des nations concernées. Au contraire, à cause de leur politique à l’échelle de la nation, l’Etat-nation tend à taxer davantage ces zones actives pour redistribuer le fruit des impôts aux zones moins actives, pénalisant le dynamisme de ces zones économiquement fortes. L’idée d’Ohmae serait d’affranchir ces régions de toutes taxes afin qu’elles se développent de manière autonome et sans frein. Il pense qu’une dynamique économique verrait ainsi le jour, il y aurait une retombée sociale puisque les personnes auraient du travail et consommeraient en faisant tourner l’économie locale. L’influence de l’Etat devrait pour lui s’atténuer et se concentrer uniquement dans les domaines de l’éducation et du social.

L’économie devrait être totalement indépendante, livrée à elle-même et assujettie uniquement aux lois du marché. Pour ma part je ne vois pas l’Etat cantonné à un rôle purement social et éducatif, tout simplement parce que payer les pots cassés après le départ d’une société transnationale qui a trouvé mieux ailleurs ne me paraît pas juste. Cependant, le rôle de l’Etat doit évoluer afin de permettre aux régions économiques nationales de prospérer et d’assurer de ce fait la pérennité économique de la nation. La question reste de savoir comment ?

La guerre n’aura pas lieu

Dans un autre livre, Ohmae révèle que les Etatsrégions doivent avoir une taille critique maximale de 20 millions de personnes. Sur ce plan je suis d’accord avec lui et pense que pour être efficace et réactif un Etat doit avoir une petite taille. Je suis favorable à ce qu’un pays comme la France avec ses 60 millions d’habitants soit divisé en quatre ou cinq régions de 12 à 15 millions d’habitants, chacune disposant d’une large autonomie à l’égard de Paris. Ce modèle est possible et serait facile à réaliser en France car les régions existent déjà sur la carte mais ne disposent d’aucune autonomie significative.

La Suisse offre un exemple à suivre, petit pays de 7.1 millions d’habitants répartis dans 26 cantons relativement indépendants tant au niveau des lois qu’à celui des règles commerciales. Chaque canton a suffisamment d’indépendance pour assurer un dynamisme industriel bien réel. C’est ce qu’il fait, tout en ménageant la chèvre et le choux c’està- dire en étant actif dans le socio-éducatif aussi, afin que le pacte social entre l’Etat et le citoyen ne soit pas rompu. Ce pacte est un accord tacite entre le pays et ses citoyens afin d’assurer la pérennité de l’ensemble. Sans individus, pas d’économie, et le but de chacun est de se développer. Dans les pays riches cela est possible grâce à l’économie, moyen d’accéder à cet objectif. L’économie n’est nullement un but en soi. Hélas, nombre d’économistes comme Ohmae pensent qu’elle est une fin en soi et c’est faux!

Dans cette nouvelle configuration liée au phénomène de la mondialisation l’Etat-nation doit pouvoir proposer aux acteurs économiques une main-d’œuvre qualifiée répondant à la demande du marché, afin que ces derniers assurent une productivité bien supérieure à celle qui pourrait être fournie dans des pays à faible coût de maind’œuvre. L’Etat doit être le catalyseur et le garant d’une économie forte afin de favoriser la venue d’industries et de créer des Silicon Valley régionales dans le pays. Car la mondialisation n’est pas synonyme systématiquement de migration vers des pays asiatiques où la main-d’œuvre est moins chère. Si c’était le cas la Silicon Valley ne se situerait pas entre Palo Alto et Redwood City mais à Singapour ou sur une île malaise. Pourquoi pas à Taiwan? Non! Des Silicon Valley sont en Californie, dans un Etat américain où la vie est chère parce que l’argent n’est pas le problème n°1. Le problème n°1 est l’émulation créée dans ce lieu grâce à l’université de Standford et à une concentration de main-d’œuvre qualifiée locale. Je suis convaincu que les pays riches dont nous faisons partie sont condamnés à mettre sur le marché des produits de plus en plus élaborés afin de dégager un avantage concurrentiel durable face aux nouveaux pays industrialisés dont la Chine fait partie. Dans son article Le savoir avant le capital Eric Meyer rejoint l’avis de Peter Drucker annonçant que le XXIe siècle verra l’essor du savoir et du savoir-faire au profit de la production de marchandises dites classiques comme nous les connaissons. Ce savoir et ce savoir-faire viendront des universités et des centres de compétences capables de former une main-d’œuvre hautement qualifiée. Peter Drucker les appelle les «knowledge workers» (travailleurs du savoir) qu’il considère comme étant les descendants des artisans, très qualifiés et spécialisés: ce seront l’ingénieur, le programmeur, le chirurgien, l’infirmière, le professeur…

Ce ne sont pas les économies nationales ou internationales qui vont investir et former ces travailleurs. Ce sera le rôle de l’Etat, en investissant notamment dans des centres de compétences à même d’être à la pointe des technologies les plus récentes. La guerre entre l’économie et l’Etat n’aura pas lieu! Plus que jamais les entreprises et le secteur privé en général auront besoin de l’Etat. Il formera une élite intellectuelle capable d’élaborer les bases techniques de produits de plus en plus complexes. Le rôle des centres de compétences financés par l’Etat verra sa part de transferts de technologies augmenter. Des solutions ou des procédés clé en main seront proposés aux entreprises pour produire ces produits élaborés dont elles ont besoin afin de garder leurs avantages concurrentiels. En parallèle aux produits, le marché de la propriété intellectuelle va s’accroître et représenter une part non négligeable des rentrées d’argent nationales pour les pays qui auront su développer des centres de compétences et des technologies de pointe. Cette mission sera celle de l’Etat.

Outre l’aspect éducatif, le rôle de l’Etat reste et restera celui de ciment social, assurant des services peu ou pas lucratifs comme les transports publics, l’eau, l’électricité. Dans ce genre de produit stratégique, l’expérience et surtout la vision de l’Etat, à savoir une vision non lucrative dans l’intérêt de tous, est nécessaire afin d’éviter, par exemple, une envolée des prix de l’eau en période de sécheresse ou des pannes d’électricité pendant les périodes de pointe comme on l’a vu récemment aux Etats-Unis après une libéralisation de l’électricité dans l’Etat de Californie. Manquer d’électricité au XXIe siècle dans le pays le plus riche et le plus puissant au monde est absurde et montre de manière simple les conséquences qu’il peut y avoir si l’économie dirige les secteurs les plus sensibles d’un pays.

Arbitre et modérateur

L’Etat doit prendre en compte les nouveaux phénomènes et les intégrer de manière durable dans le schéma de notre société afin de sauvegarder les équilibres sociaux et ne point rompre la cohésion de l’édifice national. Je pense notamment à la sécurité et à la justice, deux piliers forts qui doivent faire face à une nouvelle forme de violence, à savoir celle de mineurs et de groupes de mieux en mieux préparés et armés. A qui revient la responsabilité de s’adapter face à ces nouvelles violences? A l’Etat, et cette mission sera importante car quoi que l’on en dise la sécurité nationale est directement liée à la part des IDE (investissements directs à l’étranger) qui seront injectés dans le pays. Industriels et financiers investiront très peu dans un pays qui n’est pas sûr. Dans ce cas la mission de l’Etat consiste à préserver le climat de confiance afin que la pérennité économique demeure. Or, la carte mondiale des pays “de confiance” tend à diminuer ces dernières années . Voilà une des raisons pour laquelle l’investissement dans les pays dits de la Triade est encore si populaire de nos jours.

Deux autres domaines pourraient être développés par l’Etat dans les prochaines années. 1: le rôle et la position des personnes âgées dans la société. Avec, pourquoi pas? l’utilisation de cette main-d’œuvre qualifiée et possédant une grande expérience dans le secteur économique ou social. La part des actifs diminue de nos jours car l’espérance de vie augmente alors que le taux de natalité diminue. Dans les trente prochaines années le financement des retraites va poser un immense problème à moins que les règles ne changent et notamment notre vision actuelle actif/retraité qui tend à mettre sur la touche du jour au lendemain une personne ayant été active pendant quarante ans. 2: l’éthique (environnement inclus). Actuellement au stade embryonnaire, ce créneau va se développer dans les années à venir grâce à une population de plus en plus sensible à l’éthique et au paramètre environnemental. Ils vont constituer un atout marketing incontournable. L’Etat pourrait grâce à ses nombreux contacts avec l’étranger et à son expertise développer ces domaines, surtout si le retour sur investissement (ROI) est plus long que d’autres arguments économiques.

Les accords de Bretton Woods en 1944 ont posé les bases du libre échange économique à l’échelle mondiale. A la base américaine, cette instance favorise la lutte contre toutes les barrières pouvant empêcher le développement économique mondial. A cette époque, face à des idéologies comme le nazisme et le communisme, l’idée des Américains est d’assurer la stabilité du monde grâce à un développement économique harmonieux entre tous les pays. Deux organismes seront créés: La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), qui par ses prêts va aider au redressement d’une Europe à genoux au lendemain de la guerre, et le Fonds monétaire international (FMI), dont la mission est de superviser un système international de paiements caractérisés par des parités fixes par rapport à l’or.

Dans son livre Joseph Stiglitz dénonce le rôle pervers du FMI sur les pays en voie de développement qui désirent son aide. En retour à des prêts généreux l’organisation exige du pays demandeur trois choses:

  • La stabilisation de sa monnaie, en diminuant autant que possible l’inflation. Parallèlement, il demande que les taux d’intérêts bancaires soient rehaussés afin d’attirer les capitaux étrangers.

  • La libération des marchés financiers et économiques du pays. Celle-ci, ainsi que l’augmentation des taux d’intérêts devant favoriser l’entrée massive de capitaux étrangers, source de richesse et de développement pour le pays.

  • La privatisation des entreprises publiques. Les capitaux étrangers, attirés par des taux d’intérêts alléchants, vont acquérir partie ou totalité des parts des entreprises locales ayant besoin de finance pour se développer.

Ces trois points constituent la pierre angulaire incontournable que le FMI impose aux pays intéressés. Ils obéissent aux lois du libre échange, idée devenue idéologie pour la plupart des économistes et financiers membres du FMI. Cependant, loin d’apporter richesse et prospérité les doléances du FMI peuvent avoir des effets pervers, plongeant même le pays receveur dans le chaos si ce dernier n’est pas préparé ou si l’Etat manque de jouer son rôle de modérateur. Stiglitz prend l’exemple de pays qui ont réussi leur pari et sont entrés dans la mondialisation avec succès: la Chine, la Roumanie, la Pologne. Il donne aussi l’exemple de ceux qui ont échoué. La liste en est plus longue. Tel est le cas de la Thaïlande, de la Corée, de l’Argentine, de la Russie…

Stiglitz remarque que ces deux groupes de pays ont orchestré leur stratégie de façon différente. Les perdants ont suivi à la lettre les conseils du FMI en prônant la technique de choc, à savoir: libération des marchés et privatisation sans délai, sans avoir au préalable protégé les principales instances bancaires nationales d’abus potentiels liés à la nouvelle déréglementation et à l’absence de règles judiciaires strictes. Les gagnants, eux, ont choisi une politique gradualiste permettant de s’immerger progressivement dans la mondialisation. Dans ce dernier cas de figure l’Etat a le rôle de modérateur. Il doit préparer le terrain en favorisant la création de nouvelles entreprises qui absorberont par la suite les futurs chômeurs, victimes des licenciements dans les entreprises d’Etat, en libérant progressivement les marchés financiers locaux, jusqu’à se trouver après une

période donnée dans une libéralisation complète du marché. L’Etat doit aussi instaurer des règles afin de lutter contre les abus liés aux privatisations nationales, qui vont voir la venue de spéculateurs étrangers dont le seul objectif est le rendement financier à court terme. L’Etat doit donc veiller à cela en énonçant des règles qui ralentiront la fuite des actifs ou celle des capitaux hors des frontières, en tout cas pendant une période de transition afin que le pays se consolide et réussisse son entrée dans la mondialisation. Depuis trente ans l’Etat chinois agit dans ce sens avec succès. Il a su dire non au FMI lorsqu’il jugeait ses préceptes contraires à l’harmonie du pays. Son gouvernement entend faire croître économiquement le pays dans l’harmonie, c’est-à-dire en couplant croissances économique et sociale. Cette stratégie à long terme est possible en Chine, pas dans nos pays occidentaux où il est important de voir des résultats à court terme. La Chine a entrepris de commencer le processus de mondialisation voilà trente ans et petit à petit elle grandit, posée sur un socle politico-social solide. Pour cela elle inquiète les Etats-Unis car elle est la prochaine superpuissance économique et militaire qui prendra son essor au cours de ce siècle. Cet exemple met en évidence le rôle prépondérant de l’Etat dans ces pays en voie de développement qui se lancent dans l’aventure de la mondialisation. Grâce à sa mission et à son statut l’Etat doit jouer le rôle d’arbitre dans ces situations afin que l’économie ne tue pas l’économie.

Ethique, social, environnement

Le débat sur la vision économique keynésienne ou celle du libre échange pour la mondialisation est un faux débat. La situation du monde a évolué. Hier elle était compliquée, aujourd’hui elle est complexe. Dans ces conditions il est difficile de cerner et d’identifier des solutions faciles et universelles. Les solutions doivent être modulées et comprendre plusieurs paramètres complémentaires aux importances diverses selon chaque pays et chaque problème considéré. La vision simpliste d’un monde meilleur basé sur une vision uniquement économique est actuellement erronée. Ce courant de pensée a essayé d’appliquer cette recette depuis cinquante ans mais sans succès.

Aujourd’hui, les manifestations contre la mondialisation dressent un bilan très mitigé de celle-ci. C’est l’échec, l’échec de la «recette» mais pas celle de l’idée ! La mondialisation, soit l’incorporation de tous les pays du globe dans une valse d’échanges commerciaux reste plus que jamais le but pour faire reculer la pauvreté et progresser partout la stabilité économique. Je pense que cela est réalisable, en imaginant par exemple que les pays pauvres actuels seront des clients dans l’avenir. Toutefois, présentement, les pays riches ne sont pas prêts à faire le pas. Nous ne devons plus avoir peur de ces nouveaux «concurrents» potentiels et les accepter, même si cela signifie la perte de certains marchés nationaux. Ce faisant nous aiderons au développement de ces pays. En contrepartie ces derniers accepteront nos produits élaborés et notre savoir-faire. A terme, aller dans ce sens garantira l’équilibre mondial dans une harmonie collective gagnant/gagnant. Aujourd’hui la situation est différente. Notre vision à court terme impose de protéger nos frontières alors que nous imposons aux pays en voie de développement des règles de libéralisation de leurs marchés. Nous ne sommes pas crédibles!

Plus que jamais le rôle de médiateur et de conciliateur incombe à l’Etat afin que le processus de mondialisation amorcé ne se transforme pas en cauchemar. Ce n’est pas seulement le domaine économique qu’il doit favoriser par des mesures diverses et variées touchant l’éducation, la justice, et l’ordre mais, plus que jamais également, il doit assurer la cohésion de l’édifice national en se présentant comme la référence dans des domaines tels que l’éthique, le social et l’environnement. Devant l’incertitude actuelle face à cette mondialisation opaque décidée à huis-clos dans les bureaux du FMI et de la Banque mondiale à Washington, l’Etat doit jouer le rôle de communicateur et rassurer le citoyen face à l’avenir. Son rôle à terme va donc aller s’accentuant.