L’égalité, chimère ou réalité?

Liberté – Egalité – Fraternité

À la question, notre Frère Voltaire, dépassant le principe d’identité, hégélien avant l’heure, répondait dans le Dictionnaire philosophique: «L’égalité est à la fois la chose la plus naturelle et, en même temps, la plus chimérique».

J. C. (Revue maçonnique suisse: mai 2004)

De fait, le terme «égalité», employé traditionnellement dans le vocabulaire maçonnique pose un problème sémantique. Son contenu – précisé par les acquisitions récentes de la biologie interroge le philosophe, et, dans la praxis, le politique. Egalité: c’est le deuxième mot de la batterie au rite français. La devise dont il fait partie entre dans les rituels dès 1798. Mais explique le Dictionnaire Universel de la Franc-Maçonnerie de Daniel Ligou: «La nation a joué un rôle indiscutablement de première importance dans l’histoire des conceptions maçonniques françaises. Son symbole opératif est le niveau. Son symbole rituel est à la fois le cordon et l’épée». Le port de ceux-ci par les Maçons, effaçant la distinction entre nobles et roturiers dans les Loges du XVIIIème siècle relayait la société d’ordres dans le monde profane. L’usage du bleu évoque le cordon du Saint Esprit. Le même dictionnaire de Ligou précise: «La méthode adoptée fut de déclarer tous les Maçons nobles indistinctement par une traduction erronée du mot «gentleman» par le terme «gentilhomme» qui signifiait que tout Frère initié recevait une noblesse fictive.» Commence le problème linguistique.

Egalité et sémantique

La lecture des auteurs met en évidence la querelle: chacun donne au mot une signification différente. Pour Nivelle de la Chaussée dans «L’Ecole des mères»: «L’égalité, madame, est la loi de la nature!». Vauvenargues explique vertement dans ses Maximes: «Il est que l’égalité soit une loi de la nature. La nature n’a rien fait d’égal; la loi souveraine est la subordination, et la dépendance». Déjà on croit entendre Darwin et son «struggle for life»: la suprématie du plus fort sur le plus faible est le moteur de l’évolution. Montesquieu dans L’Esprit des Lois avance l’idée d’égalité formelle: «Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité mais ils n’y sauraient rester. La société la leur fait perdre et ils ne redeviennent égaux que par les lois». La détresse prolétarienne, un siècle plus tard, conduit Jaurès à lutter pour l’égalité réelle: «… à mesure que l’égalité politique devenait un fait plus certain, c’est l’inégalité sociale qui heurtait le plus les esprits». (in Histoire socialiste de la Révolution française). Son contemporain Charles Gide invente peut-être un concept qui aura beaucoup de succès notamment en matière d’éducation quand les laïques se donneront pour objectif la démocratisation de l’enseignement: «Ce à quoi il faudrait viser, c’est moins à l’égalité des fortunes qu’à l’égalité des chances, c’est-à-dire procurer à chacun les mêmes possibilités de faire fortune» (Economie politique). Le mot «égal» a en réalité au moins deux sens souvent antinomiques. Littré les distingue bien. Le premier signifie «pareil en valeur» ou, quand il s’agit des hommes: «qui jouit des mêmes droits». Le second étant synonyme d’uniformité voire d’identité. Dans l’espèce Homo Sapiens, exception faite des vrais jumeaux, il n’est pas génétiquement deux hommes semblables. Il se pourrait bien que les données contemporaines de la biologie permettent, en clarifiant le concept, de vider la querelle. Il est temps de la solliciter…

Egalité et biologie

La génétique, l’hématologie et l’anthropologie physique notamment permettent aujourd’hui de préciser la notion d’égalité.

La génétique? Les travaux de Jean Bernard, d’Albert Jacquard, de Jacques Ruffié montrent l’extrême diversité du vivant. Un pool de gênes traverse l’espèce mais la combinaison des caractères héréditaires est telle qu’il n’existe pas sur terre, en dehors des jumeaux homo-zigotes, deux individus absolument identiques. Chacun de nous est unique. Vouloir diviser les hommes en groupes – on disait naguère en races – selon un holotype – un modèle – n’a pas de sens pour le biologiste. L’hématologie (la science du sang)? «Deux sujets qui appartiennent aux mêmes groupes sanguins ABO et Rhésus, explique le professeur Jacques Ruffié, seront tout à fait compatibles pour une transfusion sanguine mais différeront pour leurs groupes HLA caractéristique des antigènes tissulaires. Au contraire, deux individus qui se révèlent assez proches pour HLA et ABO (et pourraient donc recevoir une greffe de rein de l’un à l’autre) seront différents pour le système Rhésus et d’autres encore… Aujourd’hui, grâce à tous les systèmes repérables, il est possible d’établir un profil immunologique pour chaque individu (son hémotype) et l’identifier d’une manière aussi précise que par ses empreintes digitales».

L’anthropologie physique? Au contraire de l’évolution régressive propre aux espèces «inférieures» (ainsi l’abeille qui construit aveuglément une ruche juste et parfaite mais qu’elle ne peut modifier), la nôtre se caractérise par une évolution progressive: la seule capable d’innover… et de se tromper. L’architecte peut «rater» son édifice. L’uniformité comportementale règne dans la ruche ou la termitière. La diversité explose avec Homo Sapiens. D’où des conséquences philosophiques que souligne ainsi Jacques Ruffié:

«En montrant que chaque individu est différent et unique, la biologie nous impose l’idée d’égalité. Ce concept a été souvent amalgamé avec celui d’identité, non sans arrière-pensées. Non, les êtres humains (comme d’ailleurs tous les vivants qui se reproduisent par voie sexuée) ne sont pas identiques. Chacun possède un patrimoine singulier, une personnalité qui lui est propre. Etant différents, nous sommes égaux. Car nous pouvons tous apporter une pierre originale à l’édifice commun de la culture. Quelle que soit notre position dans la vie nous sommes tous des constructeurs».

Egalité et philosophie

On connaît la phrase que Stendhal prête à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir: «Ma présomption s’est si souvent applaudie de ce que j’étais différent des autres jeunes paysans. Eh bien j’ai assez vécu pour voir que différence engendre haine». À son propos, le philosophe Michel Serres observait: «Il y a dans cette réflexion deux éléments: l’un humain, l’autre logique. Je voudrais commencer par celui-ci qui est trop souvent oublié. La plupart des gens lorsqu’ils parlent de leur différence se trompent un peu parce qu’ils parlent en réalité de leur(s) appartenance( s). Les jeune gens qui pratiquent les mathématiques savent la différence entre une identité: A=B et l’appartenance: «a» fait partie d’un sous-ensemble».

Nos appartenances? Je suis parisien enseignant; je suis allé à Florence et à Moulay Idriss. J’appartiens donc à diverses catégories: celle des natifs de Paris, des fonctionnaires de l’Education Nationale, des touristes qui ont parcouru le Maroc. Je rencontre un commerçant néerlandais: nous sommes différents par culture et par nature. En ce qui concerne celle-ci, bien moins qu’on le pense communément, en cas d’accident… et de transfusion, si nous appartenons au même groupe sanguin, il me sauve la vie. Nous voilà frères de sang. En dépit de cette digression hématologique, tout peut nous séparer. Mais voilà l’inattendu. Nous aimons tous les deux la cité du roi Idriss 1er… ou le tagine. Surgit une complicité, une connivence. Michel Serres appelle cela une intersection. Peu importe le domaine de l’art, qu’il soit architectural ou culinaire. Du pluralisme de nos appartenances surgit un goût commun, égalitaire. Un plaisir gémellaire.

Ainsi existe un art royal de l’égalité. Il se confond avec l’intention maçonnique et l’esprit laïque qui veulent rassembler ce qui est épars. Existentiel, plus psychologique que collectif, il n’interdit pas – bien au contraire parce qu’il est ouverture vers l’autre – de combattre pour la justice sociale. La construction du Temple intérieur conditionne et prépare celle du Temple extérieur. «Avoir les mêmes droits à la félicité, affirmait jadis Voltaire, c’est pour nous la parfaite et seule égalité».

Egalité et politique

Rappelons-nous, en effet, le monde qui succéda au Siècle des Lumières. Les débuts de l’ère industrielle. En haut de la pyramide sociale règne l’homme blanc, adulte, riche. Illustrant le schéma darwinien, il ignore l’enfant et la femme, écrase le prolétaire et le colonisé. Nous sortons à peine de ce monde. L’aspiration égalitaire qui ne se confond pas avec l’uniformité, bénéficiant des apports conjugués de la science et de la démocratie a déjà permis quelques progrès. Elle refuse une vision fixiste ou typologique de l’univers, à une essence immuable comme dirait Platon, un holotype (un étalon) comme dit le naturaliste. Elle n’accepte pas le schéma binaire qui ordonne l’espèce en deux camps antagonistes: les forts et les faibles, les supérieurs et les inférieurs.

Elle combat les hiérarchies définitives, les cléricalismes, quelle que soit leur origine. Chacun est, à son tour, pour notre bonheur, maître et apprenti, décideur et exécutant. Elle imagine une nouvelle dialectique entre le semblable et le différent: tous les hommes sont à la fois semblables et différents. Dans les sociétés pluriculturelles de demain, elle affirme que chaque individu et chaque groupe peuvent dans le respect des autres et de soi-même trouver leur place au soleil.