Le Banquet de Platon : un classique des agapes philosophiques

Le partage du boire et du manger fait l’objet d’innombrables évocations dans la littérature mondiale, et ce depuis les textes les plus anciens parvenus à la connaissance des hommes. Il n’est guère d’écrit littéraire de quelque importance, dans tous les genres, qui lapidaire ou prolixe ne sacrifie à la description d’un repas en commun. Nous nous attacherons ici au Banquet de Platon ( 429-347 avant J.-C. ).

J. T.

Parmi les traductions en français du célèbre récit parues au cours de ces dernières décennies, la plus récente est celle de Luc Brisson, publiée en 1999 par GF-Flammarion. Nous disposions auparavant des versions de Léon Robin et d’Emile Chambry auxquels nous empruntons les citations ciaprès. Il n’est pas jusqu’à notre illustre compatriote Philippe Jaccottet qui n’ait proposé sa propre transposition, jugée brillante pour sa qualité poétique mais discutable d’un strict point de vue syntaxique d’après certains hellénistes. Nous sommes en l’occurrence dans un domaine où le débat entre exégètes est permanent, chacun se voulant peu ou prou être un lecteur accompli de Platon. On n’aura sans doute jamais fini de décortiquer Le Banquet, lui trouvant toujours de nouvelles significations, lui retranchant ou lui ajoutant des mérites au fil des interprétations. C’est le propre des grandes oeuvres que d’être ainsi abondamment commentées. Voyons de quoi parle ce fameux texte composé dans la maturité de son auteur et faisant partie de ses écrits considérés comme parmi les plus représentatifs de sa philosophie.

Une agape rituélique

Il s’agit d’une suite de discours tenus par sept protagonistes tous disciples de Socrate, lui-même est présent au banquet offert par le poète Agathon au lendemain de la fête organisée en l’honneur de celui-ci pour le succès de sa première tragédie. La rencontre de nos « sept sages » – dont l’existence historique est avérée – aurait bel et bien eu lieu, près d’Athènes et vraisemblablement en 416 avant notre ère. Platon a usé de l’événement comme il lui semblait bon, avec sa pleine liberté d’écrivain afin de présenter une variation de thèses mais aussi pour l’agrément du public. Notons qu’il était doué dans l’art de la poésie et du théâtre, jusqu’à ce qu’il connaisse Socrate et se tourne alors résolument vers la philosophie. Socrate sera d’ailleurs son porte-parole dans Le Banquet.

Voici les invités réunis dans une agréable résidence de campagne. Il en est qui ont mal aux cheveux pour avoir trop célébré, la veille, le triomphe d’Agathon. Ils s’engagent toutefois à se tenir décemment pendant la réunion, c’està- dire à observer la tempérance. Le thème de la discussion est vite décidé, c’est d’amour dont il sera question, celui qu’inspire le dieu Eros. Le souper peut commencer. On ne sait de quels mets il se compose, seul le vin est mentionné. Les convives mangent étendus sur des nattes, servis par des esclaves enfants. Ils sont entourés d’invités anonymes, un peu comme sur un plateau de télévision les vedettes sont placées sous les projecteurs tandis que les autres demeurent dans la pénombre. « On fit des libations, on célébra le dieu, enfin, après toutes les autres cérémonies habituelles, on se mit en devoir de boire », relève le narrateur. Trois canons sont portés sur un air de flûte joué par une jeune musicienne.

La série d’exposés apologétiques

Phèdre s’exprime le premier. Il place Eros « parmi les dieux les plus anciens, et la preuve, c’est qu’il n’a ni père ni mère », il vante les conséquences bénéfiques de l’amour sur la conduite de l’Etat. Le sensuel Pausanias, amant d’Agathon, intervient ensuite. Pour lui, toute action « n’est par elle-même ni bonne, ni mauvaise ; par exemple, ce que nous faisons maintenant, boire, chanter, causer, rien de tout cela n’est beau en soi, mais devient tel, selon la manière dont on le fait (…) ». Car «aucune action conforme à l’ordre et à la loi ne mérite d’être blâmée ». Aristophane lui succède, mais pris d’un hoquet soudain il passe son tour au médecin Eryximaque : effet comique comme il y en a plusieurs dans Le Banquet. Eryximaque, savant aux allures suffisantes et à l’érudition affectée, étend l’influence d’Eros aux animaux et aux plantes, à tout ce qui vit. Puis il aborde la musique. Autre moment d’humour quand Aristophane assure qu’autrefois l’homme « était dans son ensemble de forme ronde, avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes (…) ». Agathon dit notamment qu’« il n’est personne qui ne devienne poète quand de lui l’amour s’est emparé » et poursuit sur sa lancée rhétorique un rien verbeuse.

Socrate, qui apparaît vers le milieu du festin, admire les envolées oratoires qu’il entend, quoique lucide quant à la recherche de la vérité pure, qui ne saurait se réduire à une succession de louanges à la gloire du Beau, de la Vertu et des félicités célestes. « C’est en quelque chose de tel que consiste l’opinion droite : un intermédiaire entre sagesse et ignorance ». Il rapporte son dialogue avec Diotime, dame de Mantinée lui ayant dit que « c’est une affaire divine, c’est, dans le vivant mortel, la présence de ce qui est immortel : la fécondité et la procréation ». L’enfantement provient de « l’union de l’homme et de la femme ». Utile rappel dans une assemblée masculine où certains ont des propos touchant à l’homosexualité et à la pédérastie. Emile Chambry écrit dans la préface à sa traduction : « Platon commet une autre confusion quand il prend pour de l’amour ce qui n’en est qu’une déviation maladive (…). Le manteau de la philosophie sert à couvrir ici de singuliers égarements ».

Enfin, surgit Alcibiade, charmeur flamboyant plein de verve et de répartie. Visiblement éméché, il se déclare roi du banquet et y va, lui aussi, d’un éloge appuyé de son maître Socrate. Celui-ci lui répondra : « La vision de l’esprit, ne l’oublie pas, ne commence d’avoir un coup d’oeil perçant que lorsque celle des yeux se met à perdre de son acuité ». Qu’on se le dise.

Impeccable mise en scène

Le Banquet constitue un prétexte à disserter démocratiquement sur ce que chacun des orateurs estime être son idéal. L’atmosphère est aimable, le ton bienveillant, même si parfois fusent des pointes d’ironie. De l’ensemble se dégagent des aspects spécifiques à la société athénienne, où vont de pair nourritures terrestres et spirituelles. On admire le talent de metteur en scène de Platon. Platon qui serait mort à l’occasion d’un… banquet.