La véritable Ella Maillart

Une quête de la sagesse sous des auspices particuliers

«Le sort m’a donné des yeux qui aiment voir», dit-elle un jour, lançant aux oreilles des gens l’une de ces perles dont elle était la première à s’émerveiller. Mais ses auditeurs virent-ils dans ses perles, en l’espèce dans celle-ci, ce qu’elle y découvrait elle-même? C’est à la certitude qu’il n’en est rien que je dois d’entrer en lice.

C. R.  (Revue maçonnique suisse: fevier 2004)

Des yeux qui aiment voir, qu’est-ce à dire? Ceux qui l’entendirent s’extasièrent devant ce «qui aiment voir». Voir le lac, les vagues, toutes sortes de gens, des pays différents du nôtre, la vue plongeante de Chandolin, les hauts sommets pleins de lumière qui les couronnent, les fleurs suivant la course du soleil, les insectes agiles, les papillons gracieux et multicolores? Certes. Mais Ella apprit, au cours de ses multiples voyages d’exploration, qu’au niveau proprement humain voir signifie avant tout, à plus forte raison en fin d’existence: comprendre. Ce que la plupart des gens ignorent ou sous-estiment. Cette face-là de la prénommée échappa en général, en particulier aux nombreux reporters qui écrivirent à son sujet. De tous côtés, on voulait une Ella Maillart photographe, descriptive, n’abordant surtout pas les questions qu’elle se posait et qui furent pour une large part à l’origine de son existence tourmentée, la poussant toujours plus loin dans l’espoir de parvenir toujours plus haut. Par exemple, elle a prononcé ou écrit cette phrase significative, qu’on s’est plu à répéter: «Comme enfant déjà, je me posais des questions auxquelles les adultes ne savaient pas répondre». Qui s’en est trouvé interloqué? Certainement pas ceux et celles qui la dérangeaient – elle enrageait littéralement à ce sujet – pour obtenir une dédicace dans l’un ou l’autre de ses livres.

Manifestement donc, il y a lieu de creuser davantage et de rectifier bien des assertions, si l’on veut se trouver en présence de «la véritable» Ella Maillart.

Dégarnissons, enlevons le stuc…

Il va sans dire qu’une personne que les points de vue communs ne satisfont pas dérange. Tout son entourage directement intéressé (les journalistes, ses présentateurs au public ainsi que ses éditeurs qui lui firent une publicité effrénée, troublant sans vergogne son repos) s’évertua à présenter les fleurs d’Ella sans les épines à effets grinçants qu’elles comportaient au sortir de son jardin. C’est ainsi qu’on tut soigneusement, de crainte d’inquiéter les autorités en place, qu’elle rejetait avec la dernière énergie non seulement toute croyance, mais encore le fait de croire. Comment pourrait-il en aller autrement quand on aime voir, quand on cherche à tout comprendre, quand on rejette, avide de Lumière, tous les clairs-obscurs dont se satisfont les fainéants et ceux qui ne font que les endormir davantage?

Il faut dire à ce propos qu’Ella savait être discrète. Elle était très directe dans son langage, quand il s’agissait de remettre en place un interlocuteur ou d’exprimer ses idées. Mais elle ne parlait qu’à voix basse, craignant leurs foudres du point de vue de son gagne-pain, quand elle trouvait à redire aux institutions. Cette prudence, ainsi que le manque de spontanéité qu’elle entraîne, elle l’apprit très tôt au cours de ses voyages et de ses contacts avec des populations dont elle recherchait plus le concours que l’opposition.

On nous a présenté une Ella ne correspondant que fort peu à la réalité. Ainsi, ceux qui turent sa hargne à voir clair et encore plus clair s’allièrent avec les superficiels pour l’aduler, pour, la coupant de ses sources, en faire une sorte de génie, ce qui l’irritait au plus haut degré. Elle considérait ces gens comme de la broutille, victimes qu’ils étaient, à ses yeux, du processus classique de divinisation par méconnaissance du sujet. Comme nous aurons l’occasion de nous en assurer, Ella avait passé le stade de la complaisance de soi. Contrairement à certaines apparences, dues au fait qu’elle était manipulée sous l’angle de sa production littéraire (voir par ex. dans le quotidien «Le Matin» du dimanche 22 décembre 96, l’invitation au coeur d’un grand reportage: Lire Ella Maillart, titre suivi de pour connaître les extraordinaires voyages d’Ella Maillart, une solution: se plonger dans ses livres, exhortation suivie des titres de ses 7 ouvrages réédités), Ella était affligée de se voir ainsi portée aux nues.

Certaines de ses connaissances elles-mêmes se laissèrent éconduire par tant de tapage, comme si elle y était pour quelque chose. Autre exemple: en ses toutes dernières années, alors qu’elle n’avait plus ni voix ni station droite, elle dut se rendre à Londres pour y donner une conférence, «dans le seul but de promouvoir la vente de ses livres traduits en anglais», me dit-elle pleine de rage. L’article précité avait pour titre clinquant: Ella Maillart, entre ciel et terre. Article fort bien fait d’ailleurs sous la forme d’une interview comportant plusieurs perles d’origine. L’Illustré du 9 avril 1997, de son côté, lui a consacré dix pages d’une très belle venue, «en hommage» posthume, reproduisant de superbes photos prises au cours de ses voyages. L’article de présentation comporte d’excellentes choses, mais il défigure souverainement l’intéressée, en la rabaissant au niveau émotif de son auteur. Son titre tout d’abord: Ella Maillart, chercheuse d’éternité, était trompeur. Ella était tout qu’une spiritualité préoccupée de vivre éternellement. Même à la fin de ses jours, elle répétait qu’à ses yeux «l’éternité est l’instant présent», ajoutant que ni le passé ni l’avenir n’étaient dignes de retenir notre attention. L’auteur incriminé défigure complètement son modèle, lorsqu’il se risque à écrire qu’il n’y avait rien de cérébral chez Ella, dans son aspiration à la vérité. Comme si les questions dont elle harcelait son entourage dès ses jeunes années… n’étaient pas d’ordre intellectuel! C’est justement sur ce point-là, à ce sujet, que cette femme déjouait tous les pronostics, échappait à tous ceux qui s’imaginaient la saisir à leur niveau.

L’auteur se figure qu’Ella «recherchait la paix de l’âme, dans une quête unique, inachevée, inachevable ». Rien de plus faux. Sa quête, précisément parce qu’elle ne traînait pas dans les bas-fonds de l’émotivité, de la mystique sensuelle, était non seulement achevable, mais s’est encore trouvée achevée. Ella atteignit le but, la compréhension globale qui la fascinait, quelque dix ans avant sa mort, nous le verrons. Ce qui ne l’a pas empêchée de demeurer ouverte, curieuse, désireuse d’accroître son savoir.

Enfin, il n’est pas vrai non plus qu’Ella «se fichait des richesses matérielles». Elle n’en était tout simplement pas obnubilée. Elle a, paraît-il, vécu six mois à Moscou à 26 ans, avec 500 francs. Il est toutefois certain qu’un homme, à sa place, n’aurait jamais pu réussir de tels voyages, ni s’en tirer avec si peu d’argent. Car, en tant que femme, elle n’inquiétait pas les peuplades visitées; en outre, la joie de vivre qui perçait dans son sourire, lui ouvrit toutes les tentes et tous les foyers. Elle a si bien vécu de charité, qu’elle tenta de poursuivre dans cette voie, une fois établie à Chandolin. J’ai toujours devant les yeux le maçon du lieu qui construisit son chalet, lorsqu’il éclata de colère en apprenant qu’Ella plaçait de l’argent en achetant des terrains dans la région. «Dire qu’on lui a donné des centaines d’heures gratuites et qu’on a travaillé pour presque rien (il avait un fils aux études et était dans l’obligation de gagner normalement sa vie) en croyant qu’elle était pauvre, comme elle n’arrêtait pas de le répéter!»

Davantage, elle se faisait régulièrement prier de payer la facture du panier de commissions par les personnes disposant d’une voiture qui avaient consenti à procéder, à sa demande, à des achats en plaine. Elle était inquiète pour ses vieux jours, avant que des hommes d’affaires ne l’entraînent dans leur giron en republiant ses livres. On peut dire qu’elle avait si réellement vécu de peu, qu’elle avait pris l’habitude, comme tous les gens de son espèce, de gratter, alors même que les circonstances ne l’exigeaient plus. Je ne dis pas cela pour ternir l’éclat d’Ella. Je rétabli la vérité parce qu’elle doit l’être, et parce que son portrait n’en devient que plus proche de chacun, plus réaliste et plus digne d’intérêt, du point de vue de son évolution. Abordons-la maintenant sous son jour véritable, en relevant quelques-unes de ses réactions la plaçant d’emblée hors du commun.

1960: mon premier vrai contact avec elle

Je me trouvais juché sur une échelle à cinq ou six mètres du sol, en train de clouer une latte en bordure du toit, lorsqu’une voix féminine m’interpela: «Charles, Charles, descends, vite!». Me retournant non sans quelque difficulté, je vis Ella, toute essouflée, au pied de l’échelle: «Angeline est à ses derniers moments», me confia-t-elle en baissant la voix. «Tu as ton gros livre, ta Bible?», reprit-elle. À ma réponse affirmative, elle ajouta: «Enlève tes salopettes, prends ton livre et va au village». Je descendis, et elle m’expliqua que cette mère de cinq enfants est à l’agonie et que, terrorisé par la perspective de la mort, le curé (il avait eu il y avait quelques mois ce qu’on appelait ici un coup de sang) s’était chaussé et était parti pour la Bella-Tola, un sommet de 3000 mètres à 5 heures de là. Elle me dit qu’il était impossible de laisser cette famille dans un tel désarroi, qu’il me fallait me rendre au chevet de la moribonde et lire des extraits de mon gros livre: il les impressionnerait tout en leur donnant la certitude que le nécessaire a été fait pour que l’âme de la défunte monte au ciel.

Cela fut fait. Tout se passa bien comme Ella l’avait prévu: les membres de la famille ne cessèrent pas de discuter entre eux pendant mes lectures, prouvant de la sorte que celles-ci étaient bien destinées à la moribonde, plus exactement à lui rendre favorable le Dieu censé la prendre en charge. Au point que je refis ces lectures une seconde fois, non sans avoir demandé à la famille de faire silence, ce qui allait suivre s’adressant à eux, à leur compréhension. Le résultat fut un émerveillement général. Curieusement cependant, ce ne fut pas seulement la famille de la défunte qui m’exprima sa reconnaissance, mais Ella elle-même, comme si l’événement s’était produit dans sa propre existence.

Son attitude envers moi, très réservée auparavant, se transforma à partir de ce jour en une ouverture totale, inconditionnelle. J’avais fait connaissance de Chandolin en 1938, soit une année avant Ella Maillart. Elle apprit par la suite que j’étais passé de l’école polytechnique en théologie, ce qui me rendit plus que suspect à ses yeux. Elle avait systématiquement balayé de son mental toutes les élucubrations relatives à un Seigneur Jésus qui se sacrifie par amour pour nous et que le Dieu de derrière les nuages récompense de son geste d’abnégation par la résurrection. Elle redoutait – elle m’en a fait part plus tard – de m’entendre y revenir comme converti à la théologie. Ce fait mérite de retenir notre attention, car il démontre qu’Ella avait à son insu passé par le rejet impliqué dans le baptême de Jean. Elle avait amorcé au plein sens du terme, le «changement de pensée, d’intelligence» exigé (d’après le texte grec des évangiles) par le prénommé et le Jésus historique, son associé de Qoumrân, pour mettre fin à l’emprise mentale désastreuse de Jérusalem. Devenue de la sorte «une brebis perdue de la maison d’Israël (figurée ici par les inepties du christianisme traditionnel) », elle se trouvait disponible envers les réponses appelées par les multiples et incessantes questions de «ses yeux qui aiment voir».

Si bien qu’on peut affirmer qu’Ella n’a jamais connu la mise au rancart – systématiquement pratiquée par les croyants – du «Cherchez, et vous trouverez» qui détermine la vie du psychisme. Aussi n’est-ce que lorsque l’autorité ecclésiastique, à fin 1955 m’eût intimé l’ordre de renoncer à mon enseignement, qu’Ella manifesta quelque intérêt pour celui-ci. Ses questions se mirent à pleuvoir. Elle trouva néanmoins, ce qui ne saurait surprendre, que mon ouvrage de circonstance Exploration de la pensée de Jésus était difficile, malheureusement trop difficile pour faire passer le message. Au fil des ans, je lui remis de main à main à Chandolin – parfois même en les lui adressant à Genève en hiver – les pages les plus digestes et marquantes de mes travaux. Nous nous en entretenions lors de nos entrevues, en son chalet ou dans le mien. Et cela jusqu’en l’année 1960, où l’affaire de l’accompagnement réussi de la mourante mit fin à ses dernières réticences.

Dans cette dernière affaire, elle avait montré qu’elle ne pouvait pas vivre heureuse en présence du malheur des autres, lorsqu’il s’avère possible d’y remédier. Elle ne se comportait pas différemment face à la nature: sous ses yeux, les plantes devaient fleurir, et dans ses oreilles les chats ronronner. Pas trace d’émotion au sens où l’entendent les émotifs, ces gens sans questions, ces stérilisés mentaux qui pullulent de nos jours. D’ailleurs, elle parlait de joie, de plaisir, jamais d’émotion, renchérit Mme Rittmeyer. Ce terme d’émotion était absolument étranger à son vocabulaire, ce qui n’est pas peu dire. Ce qui explique toutefois notre parfaite convenance réciproque sur le plan de la recherche.

Le secret: l’insertion dans le Tout finalement réalisée

Sa quête incessante avait spontanément fait d’elle un Apprenti, relativement à un Univers habilité à Parler, à nous enseigner, sous la forme de notre perception du langage des faits. Son dialogue avec les sages d’Extrême-Orient, puis avec moi-même fit d’elle un Compagnon de l’esprit qui répond. Il ne lui restait plus qu’à se trouver «élevée à la Maîtrise». C’est ce dont elle se rendit subitement compte, quand je lui eus fait part de mon appartenance de longue date à la Franc- Maçonnerie et qu’elle m’avoua que son père en faisait également partie! Ce fut l’entente parfaite. En effet, depuis lors, je pus faire abstraction de mes points de vue apparemment religieux en recourant au symbolisme maçonnique. Elle buvait du petit lait, le transformait elle-même en crème du plus haut niveau.

On a pu classer les hommes en trois catégories: ceux qui s’intéressent à la «bouffe» et au sexe; ceux qui s’intéressent aux histoires de gens et chez qui la projection de soi (suprématie de l’Ego) est de rigueur; ceux enfin qui s’intéressent aux idées. Ella Maillart était de cette dernière catégorie. N’en déplaise à la plupart, aux journalistes notamment, ses explorations la conduisirent à s’intéresser à des gens, non à des histoires de gens, dont regorgent de nos jours la presse et les romans. Et encore, elle ne s’intéressait à des gens que pour autant qu’ils marquent une différence notable avec elle. Intérêt portant donc sur cette différence, – avec à terme par conséquent une instruction, un enrichissement intellectuel. Elle les observait en tant qu’éléments de sa quête personnelle de vérité, pour les voir vivre, converser avec eux et en déduire de ce qu’ils pensent. C’est ainsi qu’elle recueillit nombre d’observations de prix chez ses interlocuteurs de l’Inde et du Tibet. Elle tenta, des années durant, de s’en satisfaire, mais finit par en voir les limites et par éprouver le besoin d’en dépasser la terminologie trop vague. L’idée par exemple d’étincelle divine, dont elle paraissait encore se suffire dans sa déclaration ci-dessous, éclata littéralement pour faire place à la notion maçonnique d’Inconscient informateur qui nous transcende, d’ «Etoile dont le rythme de flamboiement à notre égard s’accentue jusqu’à se transformer en un Soleil à midi-plein, éclairant le psychisme du Maître d’une lumière sans ombre». Ces précisions auront d’ores et déjà montré au lecteur que la fameuse «étincelle divine» avait de quoi laisser Ella sur sa faim, par opposition aux faits découverts par les dissidents de la mer Morte suivis des Francs-Maçons.

L’Illustré précité (9.4.1997) rapporte sous la plume de H.-L. M. cette autre perle d’Ella, glanée je ne sais où: «Le bonheur, pour moi, serait d’atteindre cet état de sainteté où cette étincelle divine envahit tout le corps, le coeur, les sens, où on n’a pas besoin de chercher Dieu». Superbe affirmation où «la recherche de Dieu» est synonyme, «lorsqu’on n’en a plus besoin», d’accession à la plénitude de l’être, face à une relation avec l’Univers devenue aussi limpide qu’à jamais émerveillante. Cependant, bloquée par la notion sans lendemain ci-dessus d’étincelle divine, Ella ne pouvait se rendre compte à l’époque qu’elle aspirait de tout son être, parce qu’elle se situait déjà sur son seuil, à la métamorphose ultime. Elle n’en deviendra consciente – réalisant cette dernière spontanément dans tout son être – qu’en emboîtant le pas à l’Initiation maçonnique. Ce qui l’amena à découvrir, en relation avec ce qu’elle vivait, l’incroyable adéquation de l’image de Frédéric Nietzsche voyant dans son psychisme «un serpent finalement emporté par un aigle dans les airs (son «au-delà de l’homme» dans l’homme), comme un ami enroulé autour de son cou».

Cette perspicacité dans l’examen et l’explicitation des faits, dans la recherche et la mise en lumière de ceux-ci, qui la caractérisait, Ella la manifestait déjà dans les yeux: son regard tour à tour interrogateur et émerveillé frappait ceux qui l’approchaient. L’un de ceux-ci alla jusqu’à affirmer, lors de l’hommage télévisé qui lui fut rendu peu après son décès (fin mars 1997): «Lorsqu’elle vous regarde, Ella vous rend transparent». Pour dire, me semble-t-il, qu’elle ne se laissait pas arrêter par les apparences, si trompeuses soient-elles. J’irai plus loin, et j’affirmerai qu’elle était redevable de sa perspicacité et de la pénétration de son regard au fait qu’elle avait enjambé «les petits contentements» dont se satisfont les Profanes (les profanateurs de l’oeil qui la faisait vivre) pour se mettre en chasse du Bonheur que ces petits contentements étaient censés remplacer, comme le disait si bien Nietzsche. Il en est résulté qu’Ella ne se laissait jamais arrêter en chemin, par qui que ce soit, à plus forte raison par quoi que ce soit. Elle pressentait que cette opiniâtreté était la clef du succès, pour autant évidemment qu’une réponse existât tout là-bas. Tout là-bas où la sainteté – pour reprendre son expression – du psychisme, du Conscient, rejoint celle de l’Inconscient qui nous transcende.

Je le répète pour terminer, Ella maillart finit par atteindre ce «tout là-bas», par vivre cette fusion dernière entre le Conscient affranchi de l’Ego et cet Inconscient royal dont les vérités vraies, authentiques, corroborées par les faits, jaillissent et sanctifient le Conscient à sa propre mesure. Lors d’une brève visite que je lui fis quelques mois avant sa mort, elle me dit, dans la joie de cette communion profonde avec l’Univers transcendant et ses représentants, au moment où je la quittais: «Reviens, reviens, reviens!». Je lui répondis que malheureusement mes propres rédactions, à l’âge avancé qui est le mien, ne me le permettraient guère. Et je ne la revis plus. Je l’avais priée de ne jamais articuler mon nom, sachant que celui-ci lui nuirait dans les cercles qui aimaient la fréquenter. Elle tint parole. Elle avait compris, et admis à mon exemple, que le domaine, que «le Royaume transcendant des idées», comme le biologiste et Prix Nobel Jacques Monod l’appelait, se passe aisément de nous dans sa propagation, précisément parce qu’il nous transcende, au départ aussi bien qu’à l’arrivée.

«Où en est ton livre?», me demandait-elle régulièrement depuis une dizaine d’années. Non sans marquer parfois son impatience, en particulier le jour où elle eut cette répartie: «Il est urgent qu’il paraisse. Ce que tu as à dire est capital. Ne tarde plus, sinon tu mourras sans l’avoir fait paraître!». Elle était revenue de l’Inde et du Tibet, je veux dire des points de vue de leurs sages. Certes, elle avait beaucoup reçu de ces derniers, et elle ne le cachait pas: «Ils nous font comprendre que tout est en nous, que c’est à nous de découvrir ce centre essentiel» (Le Matin, 22.12.96, p.29). Mais elle n’en resta pas là. Elle emboîta le pas à la «sagesse» esséno-maçonnique et, forte de ces nouvelles considérations, «découvrit ce centre essentiel», comprit – c’était là ce qu’elle entendait par «découvrir» – ce qui se passe au niveau transcendant de son être. Dans le passé, il lui arrivait ici-là d’arrimer au drapeau suisse de son chalet un drapeau de prière tibétain, blanc et de forme haute. Mais ce n’était, à l’époque déjà, que pour rendre hommage à la sagesse et à la sérénité des sages de ces contrées, sagesse et sérénité si proches de ceux qui viennent s’établir en ce haut-lieu des yeux qu’est Chandolin. Elle déplorait, en ce temps déjà, le fonds superstitieux de cette religion, dans le cas particulier l’idée que le vent va se charger de faire parvenir à la divinité les prières – bassement intéressées, matérialistes – en cause. Il s’ensuit que les personnes qui, sitôt après le décès d’Ella, crurent lui rendre hommage en suspendant de tels drapeaux sur un cordon à lessive au Calvaire de Chandolin (où furent dispersées «au vent» ses cendres) l’ont à leur tour considérablement rapetissées, la rabaissant à leur niveau de mimétistes, d’être inaccomplis.