La valeur du visage de l’Autre par son image

Dans un siècle d’égoïsme, le franc-maçon a le devoir minimum de s’inquiéter, de se soucier au-delà même de son frère, sur l’Autre, sur le prochain qui est aussi son frère en humanité. Deux de mes maîtres que sont Emmanuel Levinas et Michel de Montaigne nous montrent cette voie. Montaigne nous ouvre les siennes, celles de l’interdit prophétique et de la représentation qui frappaient les faiseurs d’idoles.

A. V. – Lux Post Meridiem, Genève (Revue maçonnique suisse: février 2011)

Il nous rappelle que l’homme – ou l’artiste- qui crée des images ou des sculptures croyant ainsi produire une équivalence de l’invisible, oublie le face-à-face avec l’invisibilité. Il y perd son âme et son propre visage, c’est-à-dire, selon Levinas, sa propre représentation: ce lieu fondamental où se joue selon lui notre rapport à autrui, cette part de l’Autre qui échappe justement à l’image (à moins qu’il ne la remplace?). Helvetius pensait déjà qu’«il est donc certain que chacun a nécessairement de soi la plus haute idée; et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance». Levinas pense en effet préférable «d’écouter » le visage d’autrui, plutôt que de s’arrêter à sa surface, et ainsi abolir un peu de la violence humaine. En réconciliant éthique et métaphysique, le visagemérite une écoute attentive et non l’attribution d’une image-objet échappant à toute tentative d’ouverture à l’altérité.

L’étude de Levinas est si déterminante et quasi-exhaustive que l’humilité la plus élémentaire mériterait que l’on s’effaçât pour toute autre tentative. Je me contenterai donc de n’en tirer que quelques points sur les rapports que sa recherche eut de la représentation et notamment de son postulat suivant: «Toute image donnée n’offrant du réel qu’un aspect partiel et abstrait, la vérité n’est vérité que quand elle est le tout de l’être». Ainsi, que lui en chaut que tel homme puisse être visé par le regard de son prochain dans la mesure où ce qui est perçu peut à tout moment laisser percevoir le langage de la révélation, c’est-à-dire lavéritable «image» de l’Autre. Par révélation, Levinas n’oublie pas lemessage de la véritable «maternité». Cet avertissement se subordonne pour lui, dans l’interprétation rabbinique de l’amour, à une destinée humaine où il faut accomplir Israël et multiplier l’image de Dieu inscrite sur le visage de l’Autre, c’est-à-dire des humains. Il ne réduit pas l’amour conjugal à la simple procréation et encore moins à la préfiguration de l’accomplissement des Ecritures. Chez lui, la famille représente essentiellement le présent dans toute sa joie comme le judaïsme en a notamment le secret.

La seule parole pour appartenance

L’interrogation de soi-même ne se fait réellement que dans la solitude. Dans son essai sur l’extériorité Totalité et infini Levinas choisit, pour cette expérience phénoménologique de l’immédiat face-à-face, l’allégorie du désert, ce «lieu de différenciation ». C’est d’ailleurs pour lui le fondement de l’éthique: «J’aimais une autremoitié, lamoitié qui me manquait sans doute, je n’aimais donc que moi-même, et je découvre un Autre, qui dans son altérité n’est plus là pour combler mes manques, boucher mon trou. Il est assez lui-mêmeou peut-êtrem’aime-t-il assez pour me décevoir, pour ne pas me répondre comme un miroir ou comme une somme de complaisances propre à m’enfermer dans mes revendications et frustrations infantiles». Bien que Wladimir Jankélévitch nous rappelait que «l’on n’est pas dans le miroir pour se regarder soi-même mais pour se tourner vers l’Autre». Ce précepte est souvent mal compris et insuffisamment développé dans certaines de nos cérémonies maçonniques. Cependant, l’injonction «Va vers toimême » de la bien-aimée à son fiancé dans Le Cantique des cantiques reste, par sa liberté, une grande preuve d’amour. «Va vers toi-même» est aussi la parole de Dieu à Abraham: «Va vers ton désert, comme je vais vers le mien, c’est là qu’au détour des dunes nous nous rencontrerons, à l’oasis où, délivrés de nos soifs, nous serons le puits qui affleure l’un pour l’Autre».

L’Autre, qui se manifeste en premier lieu par son visage, laisse apparaître sa propre image comme quelqu’un passerait la tête par une fenêtre en nous apostrophant. Le visage n’a pas besoin de s’exprimer, son image parle d’elle-même et sa manifestation en est son premier discours. Et l’on croirait entendre Montaigne à nouveau quand Levinas attribue au visagede l’Autre ce par quoi «l’invisible en lui est visible et en commerce avec nous», permettant de penser la présence lointaine de l’Autre. «Regarder un visage, c’est regarder ce qui ne se livre pas mais nous vise…». Il va jusqu’à comparer les deux modes de représentation du visage: sa représentation dans la statuaire grecque, et au contraire le refus de toute plasticité dans le judaïsme qui entraînerait immanquablement un polythéisme engendré par la beauté païenne de l’idole. Les idoles «ont une bouche et elles ne parlent pas». Levinas perçoit ce silence comme un mutisme d’autant plus dangereux. Propose-t-il une idole, comme le rapporte laphilosophe Catherine Chalier (Maître de conférences à Paris X Nanterre), à l’adoration des hommes au lieu de leur commander le service de Celui qui transcende toute représentation ? Cherche-til, comme il le dit encore, à oublier la responsabilité qui le saisit face à sa vulnérabilité ? En tant que juif il se méfie de l’image. Il privilégie dans sa conception d’appartenance la seule parole. Le visage est pour lui «au bord de la sainteté et de la caricature». Seule lamort peut mettre une fin provisoire à l’image de l’Autre car, loin de l’anéantir, elle en pétrifie laplastique en en faisant un masque-apparition. La mort transfigure le visage de l’Autre en imagesouvenir.

L’éthique en priorité face à la philosophie

Levinas va jusqu’à imaginer la droiture dans le face-à-face avec le visage de l’Autre qu’il reconnaît derrière le masque du bourreau. (L’image de l’Autre peut aussi avoir dans une déformation contraire, des caractères positifs dans la perception de sa culture et de ses valeurs. Cette appréciation peut déterminer des relations durables que l’on aspire à nouer avec cet Autre. Cela s’est finalement et heureusement passé avec la France vis-à-vis de l’Autre qu’était l’Allemagne). Il lui semble reconnaître un visage humain dans sa nudité et sa transcendance, car fait d’abstractions et de dépouillement.
Levinas s’offre, vulnérable, sans protection, sans ornement culturel, s’exposant à «bout portant». Imagine-t-il alors le visage du kapo dans ses basses oeuvres auxquelles à Bergen-Belsen il échappa ? Il écrira plus tard: «Le mal n’a pas de visage».Mais, si les visages de la barbarie d’hier étaient absents, pourquoi ne le seraient-ils pas d’avantage, n’ayant pu supporter le regard de l’enfant comme celui du vieillard que l’on menait à la mort entassée ? Le face-à-face se faisait alors avec l’Autre devenu invisible. N’est-il pas dès lors préférable, depuis la Shoah, que l’interdit de la représentation se porte désormais sur les visages des assassinés?

Il n’en reste pas moins vrai qu’il se méfie tout autant des visages des vivants, que de l’image qu’ils produisent. Il prétend – comme Parménide vis-à-vis du Sophiste de Platon – que le non-être est – et donc qu’il y a vérité et son contraire dans l’Etre. Levinas ajoute que «toujours subsistera une éternelle ambiguïté de la perception avec l’image de l’Autre». Il souligne: «Dans l’image, la pensée accède au visage d’autrui réduit à ses formes plastiques, fussentelles exaltées et fascinantes et procédant d’une imagination exacerbée», précisant même que «le visage de l’Autre est une supplique que je n’arriverai jamais à satisfaire». Il nous rappelle dans sa Phénoménologie du visage que nous nous habituons à considérer à tort quiconque comme un simple individu de l’espèce humaine qui pourrait être remplacé par n’importe quel Autre possédant les mêmes qualités, alors que nous devrions le considérer comme insubstituable et irremplaçable, en fait comme unique au monde. Pour lui, chaque visage est ineffable et reflète l’infini propre à chacun. Il y voit, on le devine, l’image de Dieu dans le tout-Autre. Le visage de l’Autre lui apparaît dans sa nudité puisqu’il n’est pas «habillé» et est donc sans masque. Il lui apparaît avec ses seules qualités et il n’est nul besoin de parler ni de s’exprimer pour être sincère ou pour trahir. «Le visage est une réalité par excellence par laquelle un être ne se présente pas par ses qualités. Cela confirme bien que le visage se présente dans sa nudité», la preuve en est que nous ne cessons d’user d’artifices pour faire “bonne figure” etque«….le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage, dans un contexte… le visage est sens à lui seul. Toi c’est toi». L’éternel face-à-face qui provoque généralement la nécessité de dialoguer ne suffit pas à Levinas. Il place l’éthique en priorité face à la philosophie dans ce qu’elle a de plus primaire et il favorise en premier lieu la véritable relation à l’Autre. Le face-à- face n’existe que chez les hommes où le visage de l’Autre reste exposé dans toute sa nudité. «L’un s’expose à l’Autre comme une peau s’expose à ce qui la blesse, comme une joue offerte à celui qui frappe».

Dans Ethique et infini, Levinas reprend le thème de la «responsabilité pour autrui», c’est-à-dire l’expérience de la vulnérabilité de l’Autre et conjointement celle de notre propre responsabilité envers lui. Dans son obsessionnelle Image du visage de l’Autre et de sa vulnérabilité, il sent ce dernier l’investir d’une responsabilité du seul fait qu’il se sent alors garant envers ce dernier, comme si personne d’autre que lui-même ne pouvait le remplacer. L’Autre n’en est pas moins aimé pour ce qu’il est, mais aussi pour la seule satisfaction possessive du «protecteur» qui n’est là que pour combler ses vides et ses manques. Le «protecteur», ou plutôt celui qui s’est auto-investi comme tel, n’exprime à l’encontre de l’Autre qu’un égoïsme fondamental qui ne veut pas dire son nom. Il cherche à projeter une Image de l’Autre uniquement pour se tranquilliser lui-même. Ne cherche-t-il pas alors à exercer sur lui une certaine autorité, celle qui consisterait à vouloir imposer un pouvoir ? Ne nous dit-il pas que «le pouvoir consiste à toujours faire l’Autre à son image ?» Ne cherche-t-il pas le point de vulnérabilité de l’Autre (c’est-à-dire sa nudité, car il y a dénuement au sens de Levinas lorsqu’il y a révélation de vulnérabilité) et ainsi en prendre le contrôle et finalement la responsabilité qu’il cherchait en fait depuis le début: cette fameuse «expérience du visage» ? Dostoïevski ne nous rappelle-t-il pas que: «Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous et moi plus que tous les Autres»?

S’appuyant sur l’angle philosophique, un Emmanuel Levinas-Franc-Maçon ne conçoit l’ombre que par la lumière qui la génère. Au-delà de cette apparente lapalissade, pour apercevoir “ce qui faitombre”, il a recours au dévoilement et à l’avidité de la représentation, c’est-à-dire à la mise en Image de celui – c’est-à-dire l’Autre – qui s’intercepte. Oter les voiles du caché pour mieux le découvrir, voire l’anéantir au besoin. N’avoue-t-il pas: «Rien, en un sens, n’est plus encombrant que le prochain. Ce désiré n’est-il pas l’indésirable même ? »