«La spiritualité est l’affaire de chacun»

Entretien avec Jean-Yves Legouas

Propos recueillis par J. T. (Revue maçonnique suisse: mai 2005)

Initié le 9 novembre 1984 à l’atelier Des Anciens Devoirs, relevant de la Grande Loge Nationale Française (GLNF), Jean-Yves Legouas a été et continue à être très actif sur le plan maçonnique. Il a notamment participé à la création de loges, et beaucoup collaboré aux Cahiers de Villard de Honnecourt. Sur le plan professionnel il a suivi un cursus tout aussi éloquent, av e c diplômes et distinctions à la clé. Il s’exprime couramment en huit langues, dont l’hébreux et le mandarin. Depuis cinq ans il est haut fonctionnaire au Bureau international du Tr avail (BIT) à Genève. En 1993 il signait en comp agnie de deux autres auteurs le Dictionnaire thématique de la Francmaçonnerie sous les pseudonymes Jean Lhomme, Edouard Maisondieu et Jacob Tomaso (Editions du Rocher). Les mêmes ont publié en 2002 chez D e rvy Esotérisme & Spiritualité maçonniques (voir Alpina 1-2003).

Alpina: Pourquoi avoir choisi des pseudonymes pour signer à vous trois Esotérisme & spiritualité maçonniques,et quelle fut la répar – tition du travail entre vous?

Jean-Yves Legouas: Nous avions décidé de prendre des pseudos quand nous avons écrit notre premier dictionnaire, il y a environ dix ans, tout simplement parce que nous ne recherchions aucunement une publicité personnelle, encore moins une promotion au sein de notre obédience. Nous les avons gardés depuis, puisque les livres n’ont apparemment pas mal marché. La répartition du travail n’est pas stricte entre nous. Nous travaillons dans les mêmes loges et y présentons des morceaux d’architecture de temps à autre.

A.: Quelle était votre objectif com – mun au départ de cette étude consi – dérable de 540 pages?

J.- Y. L.: La littérature maçonnique en langue française est trop souvent vieillie, et en général axée sur le Rite Ecossais Ancien et Accepté, ce qui donne de fausses idées sur les autres, ou les ignore plus simplement. Nous avons pensé qu’il était temps de présenter les divers rites de la franc-maçonnerie régulière en France – je dis bien en France, et non pas française. Donner un adjectif de nationalité à la maçonnerie est un non-sens car elle est universelle par essence. Nous avons aussi fait cela pour parler de ce qui existe dans la régularité, sans aucune acrimonie ni critique vis-à-vis des autres obédiences, où nous connaissons tous des frères de très haute qualité.

A.: Avec Esotérisme & Spiritualité maçonniques vous avez donc atteint le but souhaité?

J.- Y. L.: Pas entièrement puisqu’il reste tant à faire. Mais nous avons essayé, en tous cas, de tordre le cou à certaines idées ressassées et surfaites.

A.: Les recherches et découvertes récentes concernant les origines de la franc-maçonnerie peuvent-elles modifier la vision que nous av o n s généralement de celles-ci?

J.- Y. L.: Je l’espère bien! Les multiples thèses en présence – transition, Rose- Croix, Jacobite,Templiers, etc.-sont toutes intéressantes… et manquent toutes de documents définitifs et irréfutables. Raison de plus pour continuer à chercher. Le propre du maçon est de ne jamais être définitif, et de chercher en permanence. Il y a de quoi faire!

A.: Parmi la quantité d’ouvrages sur la maçonnerie que l’on publie aujourd’hui, à quoi reconnaît-on un livre sérieux et utile d’un autre qui ne le serait pas?

J.- Y. L.: J’avoue que seule une démarche de type académique (notes et appareil critique, références) me parait permettre de produire un travail qualifiable de sérieux. Le fait qu’il existe peu de documents récemment découverts dans le domaine maçonnique amène immanquablement les auteurs à compiler. Ce n’est pas gr ave. Einstein à dit que la compilation est le début du génie.Tranquillise- toi, je n’en suis pas encore là! Encore faut-il le faire intelligemment, en profondeur, et en citant ses sources. C’est entre autres pourquoi nous avons publié une bibliogr aphie conséquente à la fin du livre. De plus, il faut que la compilation génère une valeur ajoutée réelle. Il existe en tous cas une sorte de livres que je ne considère pas comme sérieux,mais plutôt comme bassement commerciaux. Ils sont fréquemment d’origine anglo-saxonne. L’auteur commence par évoquer une hypothèse (souvent foireuse), et «fait coller» tout le reste du bouquin pour prouver sa véracité. Nous savons bien qu’avec cette méthode, l’un d’entre eux à pu montrer, il y a quelques années, la photo d’Hiram Abif dans sa tombe. Tout cela parce que le pauvre gisant avait un trou dans la tête!

A.: Ce XXIe siècle sera-t-il vraiment aussi spirituel qu’on l’a annoncé?

J.-Y.L.: Je me méfie, et c’est mon côté normand, des phrases à l’emporte- pièce. La maçonnerie est intemporelle,même et surtout si elle vit dans le siècle. Cela aussi, je le reconnais, est un peu à l’emportepièce. Si nous nous plaçons du point de vue de la maçonnerie, le XVIIIe n’était pas mal non plus. La spiritualité est l’affaire de chacun, elle ne se décrète pas, comme l’année mariale ou la semaine de bonté. En ce qui concerne la spiritualité maçonnique, la seule dont nous ayons à nous occuper ici, je suis assez effrayé par le recrutement massif de certaines obédiences. Les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le boeuf finissent mal. Ou, pour citer Guénon, serions nous dans le règne de la quantité? Il ne faut pas, de plus, confondre spiritualité et esthétisme. Il n’est pas toujours facile d’atteindre des sommets spirituels quand les obus pleuvent, ou quand la recherche de sa pitance du jour est une nécessité vitale. De ces points de vue le XXIe siècle n’est pas très bien parti.

A.: Le thème de notre revue ce moisci est «Le secret maçonnique», de quelle manière l’envisages-tu?

J.- Y. L.: Le secret maçonnique est bien réel mais il ne faut pas c o n fondre le Secret et les secrets, comme les mots, signes et at t o uchements, dont il y a belle lurette qu’ils ont été dispersés dans la litt é r ature maçonnique, ce qui inclut nos livres, d’ailleurs. Ce n’est pas gr ave. Le Secret est dans le coeur de chaque maçon, et c’est la frat e rnité. Ce n’est pas pour rien que votre loge No 1 s’appelle L’Union des Coeurs,même si cela n’est pas facile à réaliser tous les jours, à toute heure. L’un de mes enquêteurs, au moment de mon entrée en maçonnerie, me parla de la fraternité en ces termes: «La fraternité, Monsieur, j’ai les larmes aux yeux quand j’en parle ». Incidemment, cet enquêteur, c’était Jacob Tomaso. Aujourd’hui, je pense exactement la même chose, et c’est le seul Secret que je ne puisse partager qu’avec des frères.

A.: Tr availles-tu actuellement sur un domaine particulier; es-tu sur un nouveau projet?

J.- Y. L.: Je travaille toujours sur des thèmes reliant le judaïsme et la franc- maçonnerie. Je m’intéresse également beaucoup à la société anglaise du XVIIe siècle, et au mouvement naturel qui a amené à la naissance de la Grande Loge de Londres en 1717. J’ai la chance de très bien connaître cette ville et son histoire, et d’avoir 90% de mes lectures en anglais.