La sociabilité en loge vue à travers la tradition maçonnique

La recherche de la Lumière est l’objectif premier du maçon, car il ne peut se satisfaire d’un clair-obscur illuminé par des flashs dont l’origine est douteuse.

A. M. – Fidélité et Prudence, Genève

Les chemins ne seront pas les mêmes pour tous, mais le sommet de la montagne reste toujours présent en dépit du vécu et du karma. Le désir et le besoin de marcher en direction de l’Orient restent tributaires d’une composante culturelle spécifique. Ainsi le matérialiste, souvent agnostique, adversaire convaincu de la métaphysique cherche la Vérité dans la réalité visible plutôt que dans des concepts spirituels ou ésotériques. Pour ne pas s’affronter à ses angoisses existentielles il trouve toujours des pirouettes intellectuelles qui le satisfont. Il privilégie la raison raisonnante qui apporte des explications et qui élude les problèmes atypiques. Le hasard détermine la cohérence en attendant mieux. Son comportement est difficile, car il donne force à une logique de conflit afin d’identifier le vainqueur du vaincu. Son sentiment de fraternité est souvent très fort, mais il est défensif car appliqué unilatéralement à ce qu’il juge conforme à sa raison. L’universalité fraternelle est souvent absente, mais peut se développer dans une logique comportementale liée à l’acceptation d’une cohérence philosophique.

Il y a ensuite le théologien qui trouve toujours une réponse à ses angoisses métaphysiques dans les textes sacrés de la Bible, du Coran ou de la Thora pour ne parler que des religions monothéistes. Son comportement est dicté par la nature du dogme qui est la croyance en un Dieu unique et révélé, dont la finalité est le salut de l’âme pour tous ceux qui respectent les directives sacrées. Croire en un dogme c’est malheureusement exclure les autres philosophies du salut quel que soit le contenu universel de leurs textes sacrés. Une expression forte comme « aimez-vous les uns les autres » donne sa pleine mesure dans la communauté chrétienne. Pour qu’elle trouve une valeur universelle elle doit être élargie à la famille humaine par la conversion de tous au dogme chrétien. Cette attitude pose un vrai problème pour tous ceux qui réprouvent les propositions dogmatiques.

Il y a enfin le spiritualiste qui cherche le plus souvent dans la Tradition ésotérique les réponses à sa spiritualité. Son comportement premier est de donner du sens aux symboles proposés par la Tradition et de trouver une voie personnelle qui l’engage à chercher inlassablement sa propre dignité pour mieux respecter celle des autres. Son devoir est de rendre intelligible l’invisible et de transmettre aux générations futures la Vérité.

Créer dans la joie

Les trois courants de pensées que nous venons d’évoquer se retrouvent dans la maçonnerie à la fois au niveau des obédiences et des Frères. Le Grand Orient de France est l’exemple d’un courant de pensée rationaliste et agnostique tandis que les loges régulières, c’est-à-dire celles reconnues par la Grande Loge Unie d’Angleterre sont d’inspiration théiste ou déiste par la reconnaissance constitutive du Grand Architecte de l’Univers.

Ce qui unit indifféremment chaque maçon c’est l’initiation, qui donne à la fois la qualité de frère et la reconnaissance d’un sentiment fraternel. Ce dernier s’exprimera distinctement selon la densité des courants de pensées que nous avons identifiés plus haut et sera fonction de la famille culturelle et spirituelle du frère (agnostique, théiste ou déiste) et du rite pratiqué dans sa loge (REAA, rectifié, français, Memphis Misraïm etc.). Ainsi un Frère agnostique membre d’une loge pratiquant le rituel rectifié se posera bien évidemment des interrogations différentes sur le sens de sa venue en maçonnerie qu’un frère chrétien.

Avons-nous le droit de remodeler son psychisme et ses valeurs sociales pour qu’ils collent au rituel ? Bien sûr que non et par cet exemple nous montrons l’importance que l’on doit accorder aux enquêteurs afin que ceux-ci orientent le candidat vers une loge adaptée à ses pensées. Dans le cas cité, il aurait été préférable que le candidat frappe à la porte d’une loge pratiquant le REAA.

L’Homme de demain, responsable de la Beauté divine sera à nouveau le porteur de l’arche d’alliance, sublime symbole des vertus chevaleresques et véritable pont entre le Haut et le Bas.

Nous pouvons être fiers d’appartenir à une société qui a décidé de transmettre un tel esprit aux générations suivantes. Mais nous devons faire très attention de ne pas introduire des notions morales qui pourraient contrarier l’expansion naturelle du sentiment fraternel. Par les temps qui courent, il est tentant de considérer l’homme comme un produit asservi à un système économique et de l’aspirer, au nom de la modernité et du progrès, vers la négation de sa liberté principielle afin qu’il devienne un jeune loup au service d’une caste financière. La reconnaissance du mérite associée à la seule force du pouvoir est contraire à l’idéal maçonnique et ne peut mener qu’à des actions n’apportant que ruines et pleurs. Le maçon est un constructeur qui doit insérer sa pierre dans un édifice reconnu par tous. C’est son credo. Ce dernier génère parallèlement une prise en compte d’une action sociale à la fois dans le monde profane et dans sa loge. La morale maçonnique est complexe, car elle nécessite une adaptation permanente de nos pulsions duales, au service d’un altruisme universel. C’est au nom de cette complexité que la tolérance dérange ; mais elle est nécessaire car elle gère la communication entre les différents niveaux de conscience. Sans elle, rien ne pourrait être créé au service de l’homme, compte tenu de sa diversité caractérologique et de son karma. C’est une valeur essentielle qui permet à chacun de nous d’arpenter les chemins vicinaux de la connaissance dans une reconnaissance fraternelle respectueuse des mérites de chacun. Mais, par ailleurs, elle a disparu dans la bouche de nos grands commis d’entreprise. Car elle ne sert pas le profit, ni le «juste à temps».

Il y a donc une inadéquation entre les objectifs du monde moderne et ceux de l’homme en général. Cela pose un vrai dilemme pour le maçon engagé dans le monde du travail. La discrimination par la recherche du plus fort et du plus qualifié engendre évidemment l’exclusion des moins performants. C’est inacceptable d’un point de vue maçonnique parce qu’elle crée deux castes qui génèrent des sentiments de haine l’une envers l’autre. Tout système qui construit des familles qui s’excluent par essence est mauvais. Comme nous l’avons dit plus haut, il faut s’élever au-delà de la ligne de partage du pavé mosaïque pour savoir où nous allons poser les pieds. Ce choix est celui du maçon et devrait être celui de tout homme responsable. Il doit simultanément s’accompagner d’une prise de conscience afin de briser le miroir qui reflète la virtualité égotique. De cette manière ils seront vraiment libres et de bonnes moeurs pour créer dans la joie.

Une philosophie du progrès démocratique

Jérémy Bentham était un homme qui avait accepté cette démarche. Il a développé l’utilitarisme qui est une tentative très intéressante d’organiser une société en termes de maximisation des utilités au service de tous. Son credo est que les hommes sont gouvernés par deux maîtres, le plaisir et la douleur et qu’ils tentent naturellement d’accéder au premier et d’éviter le second. Bentham part du principe que chaque individu préfère voir ses buts, ses idéaux, ses désirs réalisés plutôt que frustrés. Il est donc normal d’un point de vue moral d’aider les autres afin qu’ils puissent atteindre ce dont ils ont besoin.

D’autre part, chaque désir, chaque besoin valent indépendamment de leur valeur morale ou éthique. C’est donc une philosophie du progrès démocratique moderne car elle est respectueuse des mérites de chacun sans discrimination professionnelle ou pécuniaire.

Dans un tel système, l’état doit évidemment intervenir en tant que gestionnaire du plaisir et du bonheur de chacun. Il doit réguler les dysfonctionnements des lois du marché par la création d’activités au service des plus démunis. Il doit intervenir dans les crises économiques pour identifier et satisfaire les besoins de chacun. Le monde politique n’est que le gestionnaire du bonheur des citoyens etnon pas le valet inconditionnel d’un système commercial d’échange. Il doit créer des lois afin de satisfaire les besoins de tous pour le plaisir de vivre plutôt que la souffrance d’exister. Dans la tradition utilitariste le transfert de richesse des riches vers les pauvres augmente l’utilité de l’ensemble. Cette théorie est donc très proche de la conception maçonnique de la construction du temple universel. Car elle cherche à satisfaire les besoins de l’ensemble des citoyens dans un concept égalitaire tout en respectant les diversités professionnelles, culturelles, éthiques et spirituelles. C’est une tentative vraiment cohérente pour traduire rationnellement le commandement qui nous enjoint “Aime ton prochain comme toi même”, donnant ainsi un cadre rationnel à l’altruisme. Ce qui constitue l’un des modèles fondamentaux de la construction de l’état moderne et égalitaire.

Si cette théorie n’a pas pu vraiment s’imposer dans toute son intégralité c’est que les nations et les peuples ne génèrent pas spontanément un sentiment fraternel universel. Chaque pays puise dans son histoire les raisons d’une discrimination sélective. Aucune morale altruiste ne naîtra d’une révolution sanglante qu’elles qu’en soient les beaux principes. Ainsi, la Liberté ne peut jaillir sur le dos de millions d’innocents sacrifiés en son nom, l’Egalité ne perdure pas dans la purification ethnique et la Fraternité n’apparaît pas sans spiritualité. Malgré les extraordinaires succès du progrès scientifique, le vingtième siècle a été le plus sanglant de l’histoire de l’humanité. Il y a donc une inadéquation violente entre la notion de progrès et la vie communautaire.

Le coeur et l’esprit

De même qu’une loge est un microcosme de la société, elle est aussi un lieu sacré où les maçons peuvent avoir les pieds sur Terre et la tête dans les Etoiles. C’est dans un tel laboratoire qu’ils apprennent à être libres en ayant l’intime conviction d’appartenir à une seule et même conscience collective. La Terre est issue du Ciel et chaque être naît pour vivre les vertus du Ciel, mais le Ciel n’a pas besoin d’aide. C’est la pratique du sentiment fraternel qui permet avant tout de réaliser les efforts au service d’une vie communautaire harmonieuse. Vivre ensemble exige un savoir particulier dont la résultante première est l’existence de liens de solidarités pour assurer la cohésion et la pérennité de cette conscience collective. Le maçon sait que les civilisations ne disparaissent pas à cause du Ciel mais par l’attitude des hommes. Son travail est sans relâche au service du perfectionnement de l’homme afin d’élargir son niveau de conscience et de responsabilité pour que l’Oeuvre en construction respecte la cohérence venant du Ciel et symbolisée par le GADLU.

Mais ce hiatus entre progrès et vie communautaire n’est pas inéluctable car dans l’étude que nous venons de partager nous ressentons bien où le bât blesse. Le progrès ne peut pas être isolé du contexte politique, culturel, économique et spirituel. De même, l’Histoire des hommes ne peut pas être dissociée d’un état d’esprit qui rompt les déterminismes de la matière en établissant des rapports étroits entre le spirituel et le temporel. La Maçonnerie lutte contre tous ceux qui veulent réduire la liberté à l’esclavage. Pour ce faire elle privilégie l’esprit, le coeur et le caractère pour qu’il n’existe qu’une seule famille humaine fraternelle. Pour se faire comprendre elle doit aider les faibles, soulager ceux qui souffrent, combattre l’injustice, la misère, l’ignorance et prêcher inlassablement les vertus du coeur. Elle ne vit que par l’Homme et ne sera jamais le jouet d’une machine ou d’un concept fussent-ils le plus performant ou le plus à la mode. Sa matière première est l’Amour, seule énergie divine qui nous rappelle que nous devons aimer la vie et comprendre ses arcanes.

C’est dans un tel état d’esprit que nous pourrons continuer à être modernes tout en vivant les symboles issus de la Tradition.

Bibliographie:

André Moser «Eloge de l’Acacia», chroniques, Edition DDS. Genève 2012