La fin d’un antagonisme vieux de trois siècles ?

Il y a un an le père Pascal Vesin, de la paroisse de Mégève en Haute-Savoie, a été démis de ses fonctions. Motif : il était franc-maçon, « dénoncé » par une lettre anonyme. Le Vatican a décrété le congédiement et demandé à l’évêque d’Annecy d’agir en conséquence. La décision a été largement médiatisée. Elle relance la question de la double appartenance chrétienne et maçonnique.

J. T.

Le curé savoyard ne souhaitait pas quitter sa loge au nom d’une «liberté absolue de conscience». Le diocèse lui a toutefois signifié que l’exclusion serait levée s’il manifestait sa résolution de se consacrer uniquement à l’Eglise. Cette affaire n’en est pas vraiment une ; des antécédents de mises à l’écart pour la même raison ont eu lieu au cours des dernières décennies en France et ailleurs, sans qu’elles aient forcément été portées sous les feux de l’actualité. Il est plus que probable qu’elles se répéteront à court et moyen termes et ravivent d’autant le débat, que l’ecclésiastique visé soit franc-maçon ou membre d’une autre association réprouvée par l’autorité vaticane.

L’anathème peut aussi concerner les prêtres mariés dans le secret, les prêtres reconnus invertis ou ceux-là séduits par une cause qu’ils estiment compatible avec leur engagement sacerdotal et ne peuvent néanmoins l’exprimer au grand jour. Il est concevable qu’une institution veuille s’assurer d’un personnel qui lui soit entièrement dévoué en fonction de dogmes historiques, mais une large fraction de la société civile perçoit aujourd’hui ce type d’intransigeance comme anachronique car basé sur une idéologie refusant certaines réalités du monde. Ne serait-il pas suffisant qu’un religieux s’acquitte consciencieusement des obligations inhérentes à sa charge et soit apprécié de ses ouailles ? L’exercice de la piété ne devrait pas exclure d’autres modalités honnêtes inscrites en soi. Telle n’est pas la conception actuelle du Saint-Siège, qu’il jugerait peut-être simpliste, et c’est précisément là où le bât blesse. En particulier dans ses rapports avec la franc-maçonnerie.

Nous ne sommes plus au temps où les paroissiens se rangeaient systématiquement du côté des prélats dans les désaccords tels que celui de Mégève. Une démission forcée comme celle de Pascal Vesin divise la communauté des croyants et a des répercussions bien au-delà du cercle concerné ; elles créent un malaise, causent d’inutiles animosités et attisent de vieilles rancoeurs.

Les espoirs sont permis

La condamnation solennelle de la francmaçonnerie débute en 1738 avec la bulle encyclique In Eminenti du pape Clément XII. Elle menace d’excommunication tout catholique adhérant à une loge. La mesure sera appliquée parcimonieusement, non par mansuétude, plutôt à cause de son impossibilité pratique vu la propagation rapide de nos idéaux en Europe et au-delà des mers, une vingtaine d’années après leur naissance en Angleterre, nation protestante honnie de la papauté. On peut à cet égard se demander si notre ordre enraciné en terre latine aurait survécu longtemps avant d’être réprimé.

Depuis 1983, le franc-maçon n’est plus excommunié. Il demeure cependant en « état de péché grave ». Lui est interdite la sainte communion et ce qui en découle. Le texte est signé par le cardinal Ratzinger, ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. On assiste par conséquent à un léger mieux, sans que soit pour autant changé le jugement de l’Eglise sur les « associations maçonniques ». Les deux camps sont toujours considérés inconciliables par la curie romaine.

Beaucoup de francs-maçons de culture catholique placent leur confiance dans l’actuel pape François pour faire évoluer les choses. Celui-ci jouit d’une popularité sans précédent, il recueille les suffrages de la jeunesse, son aura est incontestable sur les cinq continents. Il accomplit des gestes impensables auparavant. Lui seul sait jusqu’où il pourra aller dans l’innovation, et les éventuelles critiques à son encontre ne viendront pas des autres croyances, encore moins des rangs maçonniques, mais du sein même du catholicisme. On peut raisonnablement espérer que s’améliorera la situation qui nous occupe. Gardonsnous toutefois de trop d’optimisme. Le souverain pontife a certainement ses propres priorités dans lesquelles nous ne figurerions pas. Et puis, les dogmes, surtout ceux de longue durée, sont tenaces. Parvenir à un aménagement allégerait les maçons restés fidèles dans leur coeur, sinon dans leur fréquentation liturgique, à la religion de leur enfance. Ne pensons pas seulement à ceux de nos Frères de la Grande Loge Suisse Alpina ( GLSA ) qui déplorent le statu quo dans ce domaine, étendons notre vision à l’ensemble des pays où la question de la double appartenance revient de manière récurrente. Rien ne paraît irréconciliable. Les relations bilatérales s’exercent en bien des secteurs. Des revues obédientielles sud-américaines font régulièrement état de projets, notamment au Brésil, où maçons et catholiques unissent leurs efforts et leurs deniers pour soulager la misère des favelas, le sort des plus démunis. Les exemples abondent de pareilles collaborations.

Liberté de choix

Tous les maçons catholiques ne réagissent pas uniment face aux mesures de Rome. La plupart en ont pris leur parti et attendent sereinement une évolution probable, même si le chemin s’annonce ardu. D’autres se disent indifférents, cette problématique ne les concerne en rien. Il n’empêche, certains souffrent d’être en quelque sorte divisés dans leur vie intérieure. Peu importe leur nombre. N’y aurait-il qu’un seul Frère dans ce dilemme qu’il vaudrait la peine de s’en préoccuper. Lui conseillerions-nous alors fraternellement de trancher une bonne fois pour toutes entre le bâtiment de la loge et celui du culte ? Nous suivrions ipso facto la position du Vatican qui invite le curé de Mégève à choisir… Or, en franc-maçonnerie on n’exige de personne, au grand jamais, qu’il renonce à son credo, s’il en a un, avant de franchir le pas. Nous préférons additionner plutôt que soustraire.

Les pommes de la discorde

Notre fraternité n’étant pas une religion, elle ne peut entrer en concurrence ou en collision avec aucun système de croyance. Il est par ailleurs notoire que ni la religion ni la politique n’ont place dans nos travaux. Ce sont là des facteurs qui relèvent de la sphère privée de l’individu et nul n’est censé y interférer en aucune façon. Chacun pense en fonction du bagage qui est le sien, le temple étant un lieu d’union, un centre où l’on vient se perfectionner par les voies d’un symbolisme traditionnel. En résumé, la défense d’appartenir aux deux collectivités est unilatéralement le fait de l’Eglise. Sur le plan théorique se présentent plusieurs pierres d’achoppement qui semblent être de vrais boulets pour une compréhension réciproque. En voici quelquesunes : le point de vue catholique estime que la franc-maçonnerie préconise le relativisme en matière de conviction religieuse, il s’ensuit que chaque initié peut se faire de Dieu l’image qui lui convient ; qu’elle refuse la révélation divine – la cause en serait principalement le rationnalisme propre aux Lumières ; qu’elle rejetterait toute idée de salut, prônerait la liberté individuelle absolue, etc. Les dés sont pipés, le dialogue faussé dès le départ puisque l’enseignement maçonnique ne se base pas sur une doctrine qui en toute chose dicterait le comportement et le mode de penser de chacun d’entre nous selon une vérité indiscutable.

Seuls parmi les représentants des religions dites révélées les catholiques romains prononcent un interdit à l’égard des maçons. Ce qui ne signifie pas que les autres courants de croyance nous sont favorables. Ils gardent leurs distances. Au mieux, ils accordent à l’univers des loges un intérêt poli. Nous le voyons lors de débats à la télévision ou de forums auxquels participent des dignitaires maçons, quelle que soit leur obédience. Nous avons souvent l’impression que nos interlocuteurs font preuve de méfiance dès qu’il s’agit du comment et du pourquoi de notre raison-d’être. Les origines de la maçonnerie sont imprécises, mais celles des spiritualités et religions que nous connaissons le seraient-elles moins ? Et quelle est la part d’interprétation théologique entrée dans les dogmes afin de les imposer au grand nombre ?

Un dialogue à trouver

Depuis deux siècles et demi des érudits de toute provenance ont débroussaillé le champ maçonnique. Des écrits d’une valeur incontestable ont été produits. Entre autres sur les sources opératives. Les corporations médiévales invoquaient Dieu, « créateur de toutes choses », comme le rappelle Jean Ferré dans son livre Histoire de la franc-maçonnerie par les textes (Dervy). À propos des Statuts de Bologne (rédigés en 1248) l’auteur dit qu’ils « sont un acte d’obédience vis-à-vis de l’autorité religieuse et du pouvoir civil comme l’indique le serment des maîtres qui jurent fidélité aux lois de l’Eglise ainsi qu’à ceux qui dirigeront ou gouverneront la cité. Ils promettent de respecter ce qu’Anderson et plus tard les maçons spéculatifs appelleront les «lois de l’Etat (…) ». Il est vrai que ce même Anderson ne se référera pas au Dieu révélé dans le Christ lorsqu’il rédigera ses Constitutions de 1723. On entrait dans une époque nouvelle. Les loges adoptaient « cette religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière, et qui consiste à être des hommes bons et loyaux ou hommes d’honneur et de probité(…) ». C’était le début de l’antagonisme qui se poursuit de nos jours et nous semble avoir fait son temps.