La conscience de l’Autre

Le thème du mois: L’altruisme

J.-L. R. (Revue maçonnique suisse: mars 2003)

Je me suis inspiré pour le texte qui suit de la lecture de la Genèse par Mary Balmary dans son livre «La Divine Origine – Dieu n’a pas créé l’homme». Elle y voit entre autres un «passage» de l’humain à l’homme suscité par la rencontre d’Adam avec Eve.

Avant la création d’Eve, Adam est nommé l’humain par les Ecritures. Dès l’apparition d’Eve il prend le nom d’homme (par opposition au nom femme?). La confrontation, la relation, l’échange entre les deux personnages est à l’origine de la conscience. La conscience se définit toujours comme conscience de quelque chose. Ici la conscience du «je» et du «tu», la conscience de l’Autre, va déterminer la conscience chez l’homme de sa propre existence et de celle de l’Autre qu’il va devoir accueillir, connaître et respecter.

L’homme qui vient frapper à la porte du temple maçonnique a déjà plus ou moins conscience de cette altérité et de la projection qu’elle implique de sa dualité. C’est son unité intérieure perdue qu’il recherche.

A travers les trois degrés de l’initiation il va trouver en lui-même ce qu’il cherchait en vain au dehors et repasser de la dualité de l’homme à l’unité de l’Humain – avec majuscule car il s’agit d’une évolution. Ce phénomène nécessite la présence d’une forme d’énergie que l’on nomme conscience. Conscience de son être = Etre Humain.

Le franc-maçon est un homme libre dans une loge libre. Pas après pas il se rend compte de ses limites, des frontières dans lesquelles il est enfermé, du territoire limité duquel il est ses aïeux à travers l’inconscient familial, collectif, ethnique, au sens jungien du terme. De cet état de prisonnier l’homme n’est bien souvent même pas conscient. De ses possibilités de liberté encore moins. La première étape de son évolution est donc la prise de Conscience.

La clé de la transformation

Et voilà le mot, le maître mot qui reviendra souvent au long de nos travaux: Conscience. Non pas cette conscience profane, souvent qualifiée de bonne ou mauvaise, invoquée à tort et à travers dans une acception dont la plupart des hommes ont perdu le sens – j’ai bien conscience de – mais dans le sens supérieur – Conscience – avec majuscule. Il ne s’agit plus ici d’avoir conscience, mais de devenir conscient, d’être conscient, d’être Conscience. Alors seulement s’ouvre pour le maçon la porte de la liberté. Liberté de passer du stade d’homme à celui d’Etre Humain. La nuance est de taille car si, de par sa naissance, chaque individu naît homme, tous ne parviennent pas à la dimension d’Etre Humain. Tous ne répondent pas à l’appel «cherchez et vous trouverez» qui les poussent vers les portes du temple. Tous n’ont pas ce courage, cette conscience d’une dimension supérieure à découvrir et à conquérir afin qu’elle les transforme d’hommes en Etres Humains.

Et puis pour celui qui a su trouver ce courage et dispose de cette Conscience, même si elle est encore à ce stade embryonnaire, voilà qu’il se trouve encore face à un obstacle: la porte est fermée. Bien sûr, n’entre pas ici qui veut, alors il faut frapper, acte conscient qui engage tout l’entier de celui qui frappe car on va lui ouvrir, on va l’inviter à entrer. Que va-t-il trouver derrière cette mystérieuse porte?

Parfois la peur – encore elle – s’empare de l’homme et il renonce. Aux portes du temple il renonce à s’engager, à prendre un risque, à prendre la liberté de changer – ah! la résistance au changement -, de faire une révolution intérieure afin de devenir un Autre. Un Autre. C’est dans la prise de conscience de l’existence de cet Autre que l’homme trouve la clé de sa transformation en Etre Humain. Pas seulement de l’autre des profanes, des autres, opposés au moi mais de l’Autre en Soi. De ce guide qui nous mène sans nous égarer, de cet ami intérieur entre les mains duquel le frère préparateur nous laisse lors de notre initiation.

L’Autre. L’Essence oubliée que, profanes, nous cherchons autour de nous, à l’extérieur de nous. Parmi les autres. Et que nous croyons, pleins d’espoir, trouver ici ou là lors de nos nombreuses et vaines quêtes chez les hommes. L’Essence sacrée de nous-mêmes que l’éducation – quelle qu’elle soit – a profané, gauchi, perverti, étouffé et enfin recouvert de ce verni social que l’on nomme pompeusement personnalité.

Pour trouver cette essence, c’est bien en nousmêmes qu’il faut plonger, qu’il faut chercher, frapper, ouvrir, demander, pour enfin recevoir cette liberté lumineuse. Celle que personne d’autre ne nous accordera jamais. Retrouver cette essence, cette conscience d’être, c’est notre quête.

L’homme est invité à entrer

Pour y parvenir, les Anciens ont compris qu’il fallait réunir des conditions de travail exceptionnelles, des lieux protégés dans lesquels l’homme pouvait s’affranchir de toute contingence, se libérer de ses préjugés, de ses conditionnements, de ses idées reçues afin de pouvoir enfin – et alors seulement – entrer en contact avec cet Autre, cet Etre encore inconnu qui dort au fond de lui et n’attend que le moment de se réveiller.

Ce lieu est le temple, là où se rencontrent l’esprit et le corps afin de s’unir, de ne plus former qu’un, l’individu, celui que plus rien ne pourra jamais séparer. Ici dans ce lieu, symbole d’un temple plus sacré encore, nous sommes une fois de plus réunis pour nous rappeler le but, le sens de notre quête : l’Unité. Cette unité intérieure qui transforme et nous donne un nouveau statut: celui d’Etre.

Je suis et je ne suis qu’un. Premier commandement de Dieu aux Hébreux. Cette affirmation que l’on prête à Dieu et à lui seul dans les Eglises semble exclure l’homme de tout partage. Alors que c’est précisément le contraire qui se passe. L’homme est invité à entrer, il est invité aux noces (de l’esprit et du corps) à devenir un et indivisible (hors d’atteinte du diabolos, le séparateur).

Je suis et je ne suis qu’un. Commandement premier, but ultime vers lequel nous devons tendre, à travers les trois stades de notre initiation, afin de retrouver, en nous, encore intacte, cette force qui va nous redresser, nous éveiller. Et c’est l’Eveil. Rien désormais n’est plus comme avant. Le passé est abandonné, le nouvel homme se révèle et change de direction, il va vers l’Orient, symbole de la Lumière, vers la clarté, vers la vision claire des choses, vers la Vérité. Il a désormais conscience de lui-même, il est conscient, il agit consciemment, il parle consciemment, il vit consciemment, il est l’Autre. Je suis. Plus besoin de dire qui ou quoi ou comment. Je suis. Forme présente du verbe être. Je suis, ici et maintenant, simplement, fortement, vigoureusement.

Il sait qu’il a tout en lui

Celui qui avait été caché et qui peut enfin vivre au grand jour et s’affirmer comme un Etre. Il n’a plus besoin de projeter dans l’autre ses propres attentes, ses besoins, ses espérances. Il sait qu’il a tout en lui et que c’est en lui qu’il peut, qu’il doit chercher et touver ses réponses, ses critères, sa Liberté. Nous sommes les fils de cette Lumière. Cette lumière que nous sommes venus chercher ici, dans ce temple, symbole du Temple Idéal de l’humanité dans lequel nous nous trouverons nous-mêmes par nous-mêmes.

Travaillons sans relâche à cette conquête, sans nous laisser distraire par l’inutile et le futile. Travaillons sans écouter les faux prophètes qui nous disent que nous rêvons, que la récompense appartient à un monde meilleur, ailleurs et plus tard. Ailleurs et plus tard? Non, ici et maintenant, le royaume est à portée de main car il suffit de frapper pour que l’on vous ouvre.