Gratitude et reconnaissance

L’apprentissage de donner et de recevoir est dans notre société un exercice difficile, dominé fréquemment par un esprit de transaction, par définition sans élément affectif ou émotionnel. Par opposition, la gratitude sous-tend la notion de gratuité et de partage, ce qui annonce une exception lumineuse à notre quotidien.

Union des Coeurs, Genève

Il n’est souvent pas aisé de distinguer gratitude et reconnaissance. La polysémie de ces deux mots dissimule certainement une signification commune justifiant fréquemment une confusion. Selon le Littré «la gratitude est le sentiment de gré qu’on éprouve pour un service rendu. La reconnaissance est l’action de reconnaître un service. La gratitude indique donc plutôt le sentiment personnel de celui qui est obligé et la reconnaissance le sentiment qui pousse celui qui est obligé à témoigner ce qu’il ressent». À l’inverse l’ingratitude est définie comme «le vice des ingrats et l’état d’un coeur qui ne répond pas à l’Amour». Vue sous cet angle la reconnaissance est le sentiment que l’on exprime. Alors que la gratitude est le sentiment que l’on éprouve.

En somme la gratitude implique avant tout un état d’esprit, au même titre, par exemple, que l’optimisme. Elle forge l’éducation de l’âme et ouvre la porte au bonheur. En étant en harmonie avec la vie, la gratitude mobilise un état d’osmose avec autrui, faute de quoi sa destinée est stérile.

Elle est aussi une forme particulière de la politesse. Non celle qui s’exprimerait par un simple remerciement mais par l’esprit. La Bruyère dans «Les Caractères» nous la présente comme «une manière d’agir, de parler civile et honnête, acquise par l’usage du monde. La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences. Elle fait paraître l’homme au-dehors comme il devrait être intérieurement. Il faut très peu de fond pour la politesse dans les manières; il en faut beaucoup pour celle de l’esprit !» La gratitude «aide une personne à diriger son attention vers les choses heureuses de sa vie et à la détourner de ce qui lui manque» (1). Il ne s’agit pas de gommer nos émotions négatives, mais plutôt de faciliter la perception d’émotions positives, énergie à extérioriser en se focalisant sur plus d’aspects positifs, comme pour percevoir le peu de lumière dans un ciel chargé. Ainsi se décentre-t-on.

Un postulat unique d’action

Elle va de pair avec un sentiment d’alerte émotionnelle à l’état pur qu’il est impossible d’éprouver sous l’emprise de pensées négatives comportant, par exemple, la peur ou la colère. De par l’initiation et les démarches introspectives qui nous amènent à la demander, et pour le travail d’édification jamais terminé de son temple intérieur, nous recevons les outils sans y voir seulement le cadeau, mais, d’abord et fondamentalement, celui qui l’offre. En cela notre point commun entre les différentes acceptions des mots reconnaissance et gratitude est potentiellement fondé sur l’Amour. Bien appliqué, ce vécu intime peut mettre en symbiose reconnaissance et gratitude comme un postulat unique d’action. Selon Albert Schweitzer «à certains moments de notre vie, notre propre lumière s’éteint et se rallume par une étincelle d’une autre personne. Chacun de nous a des raisons de penser avec une profonde gratitude à ceux qui ont allumé la flamme en nous». Avoir de la gratitude, être reconnaissant, consiste surtout à se savoir débiteur, ajoutant à la conscience une dimension spirituelle conférant au don un élément d’allègement et une allégresse. D’un point de vue plus concret, le défi revient également à transmettre au bénéficiaire non seulement l’objet du don par le coeur, mais encore la possibilité pour l’autre de le recevoir en tant que prodigalité totalement sincère. Plus que des mots, il s’agit d’un état d’esprit mutuel, d’une communion spirituelle qui doit opérer, sans provoquer le si commun : «Il ne fallait pas !». La conscience d’être le bénéficiaire d’un bienfait gratuit n’est dès lors plus de poids accablant. Celui qui gratifie n’a aucunement besoin de donner pour espérer un retour ou, pire, d’établir un niveau de hiérarchie entre le donneur et le receveur.

La gratitude sous-tend des subtilités relationnelles. Donner implique du tact, de la sagesse et quelque finesse. L’expérience nous l’enseigne. Certains dons excessifs mettent le bénéficiaire mal à l’aise et rendent impossible à l’avance une quelconque restitution, le donateur étant d’une générosité telle ou inadéquate qu’elle étouffe toute possibilité de réciprocité. Une telle interaction risque de provoquer du ressentiment et un vide relationnel délétère. Il n’y a ainsi pas de gratitude sans reconnaissance de l’autre en tant qu’être. Il y a nécessité de reconnaître l’Être dans l’autre, tout autant que de réaliser son propre «état d’être». Cela signifie reconnaître sa dignité d’homme, la reconnaître au sens d’apprendre à voir ce qui est par essence immuable et précieux en chaque homme, dans toute sa dignité. Citons Oscar Wilde : « On nous dit souvent que les pauvres sont reconnaissants de la charité qui leur est faite. Certains le sont, sans nul doute, mais les meilleurs des pauvres ne sont jamais reconnaissants. Ils sont ingrats, insatisfaits, désobéissants et rebelles. Ils ont tout à fait raison de l’être. La charité est à leurs yeux une méthode ridiculement inadéquate de réparation partielle, ou une aumône humanitaire, accompagnée généralement chez l’humanitariste d’une tentative impertinente pour exercer une tyrannie sur leur vie privée. Pourquoi éprouveraient-ils de la gratitude devant les miettes qui tombent de la table du riche ?». Cette révolte est compréhensible à la lumière de notre rituel (RER) où il est dit que «le maçon dont le coeur ne s’ouvre pas aux besoins et aux malheurs des autres hommes, est un monstre dans la société des Frères». C’est pourquoi la juste attitude de gratitude, véritable écho de joie, est souvent plus précieuse que l’objet en cause pour favoriser le vécu de la relation dans ce qu’elle représente intrinsèquement. La complexité tient in fine dans le judicieux équilibre entre la valeur quantitative de ce qui est donné et sa représentation en termes d’émotion et de ressenti positif envers autrui. L’introspection et la mesure quantifient la juste intensité de l’action. Et dans une société où le poids des valeurs matérielles est majeur, mettre en adéquation le don et ce qu’il représente de sentiment à transmettre constitue un véritable défi.

Un besoin et une nécessité

La notion de grâce et d’action de grâce existe dans le conscient collectif comme en témoigne le Thanksgiving célébré annuellement aux Etats-Unis et au Canada ainsi que dans d’autres pays. C’est une façon de se mobiliser pour remercier Dieu pour les bienfaits et les moments de bonheur reçus. Il ne s’agit pas vraiment d’une gratitude envers Dieu mais plutôt de ce qu’il a offert aux hommes pour contribuer à des moments heureux de la vie. Au Canada l’action de grâce correspond à la fête des moissons. On rejoint ici ce lien indicible qui relie la reconnaissance et la gratitude à l’esquisse désirée des sentiments et de l’Amour. Ces actions de grâce nous amènent aux premiers mots que l’on apprend à nos enfants. «Merci» ne provient d’ailleurs t-il pas du latin «gracia», la grâce ? Spinoza définit la gratitude comme «le désir ou l’élan d’amour par lequel nous nous efforçons de faire du bien à celui qui nous en a fait par un sentiment d’amour».

La gratitude est un besoin et une nécessité au sein de la vie humaine, véritable empreinte si «virtuellement présente». Le 4e verset du prologue de l’Evangile de Jean insiste sur l’appréciation ontologique de la vie : «Ce qui fut en lui était la vie et cette vie était la lumière des hommes ». Pour Jean, la vie est un don suprême de Dieu qui offre son fils Jésus en guise de sacrifice. La vie devient par nature un don. Citons encore les versets 10 et 11: «Il était dans le monde et le monde fut par lui, le monde ne l’a pas reconnu. Il vint dans son domaine, les siens ne l’accueillirent pas». Les mots «reconnaître» et «accueillir» évoquent les thèmes de liberté et de responsabilité en accédant aux messages de la source impliquant le fait de vouloir et réaliser l’importance d’aller vers l’autre, fondements de la gratitude. Et finalement le verset 16 : «Oui, de la plénitude; nous avons tous reçu : grâce pour grâce». Ici, indéniablement et en étant bien dans le contexte du Nouveau Testament, l’amour divin nous comble gratuitement./p>

Vivre en état d’alerte permanent au miracle d’être

Le prologue de Jean restera à jamais une référence qui traverse les siècles. L’homme a les bases sacrées immuables afin de chercher et persévérer à devenir un artisan de l’empathie, simplement mais avec sincérité. Se souvenir également que gratitude et gratuité sont phonétiquement proches est un atout qualitatif pour constamment établir avec autrui des relations empreintes de bienêtre, de justice, de paix et de bonheur. Anton Tchekhov a écrit : «L’autre est une forêt multiple, profonde» et «L’homme véritable c’est celui qui est homme pour les autres». Vraie philosophie de vie. Pour sa part, l’éthique épicurienne se donne pour remède d’entreprendre à philosopher au plus tôt : «Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme. Celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore venu ou qu’il est passé, est semblable à celui qui dit que le temps du bonheur n’est pas encore venu ou qu’il n’est plus. De sorte que, ont à philosopher et le jeune et le vieux, celui-ci pour que, vieillissant, il soit jeune en biens par la gratitude de ce qui a été, celui-là pour que, jeune, il soit en même temps un ancien par son absence de crainte de l’avenir. Il faut donc méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir. Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, mets-les en pratique et médite-les, en comprenant que ce sont là des éléments du bien vivre». Au vu de ce qui précède, et en ce qui nous concerne directement, postulons que même avec les sensibilités heureusement très variées des frères qui composent notre ordre, chaque maçon a des outils et l’opportunité de percevoir la sagesse pour mesurer l’intense subtilité des relations humaines. Nos enseignements forgent les voies du perfectionnement, pour en reporter les bienfaits aux autres hommes. Cela est évoqué avec subtilité et pertinence dans notre rituel (RER) lorsque l’élémosinaire demande au nouvel apprenti, ayant laissé ses métaux à la porte du temple, d’offrir son aumône. Cette épreuve portée à la réflexion du nouveau frère met judicieusement en exergue que l’aide éclairée à autrui ne passe pas forcément par un don matériel. Chaque franc-maçon est un humble porteur de lumière, relais entre sa source et notre prochain, maîllon de cette transmission jamais terminée. Tant bien même les langues sont multiples, le langage de l’Amour est universel, ciment de l’amitié et de la fraternité. C’est vivre en état permanent d’alerte au miracle d’être.

Dans «Le Prophète» Khalil Gibran a écrit : «Et avant que vous ne quittiez le marché, voyez si personne n’est parti les mains vides. Car l’esprit maître de la terre ne reposera pas en paix sur le vent tant que les besoins du moindre d’entre vous n’auront pas été satisfaits». Que le bonheur soit donc dans la gratitude et que chaque matin, comme le rappelait René Char, «nous ayons l’esprit du soleil levant» !

 

Sources:
(1) «Merci, quandl a gratitude changenos vies», Robert Emmons, professeur au centre médical de Davis en Californie intéressé depuis les années 1980 par les implications de la gratitude. Livre préfacé par Alexandre Jolien.
(2) Jean-Philippe Rapp, Georges Haldas, «Conversations du soir» Favre. Autres références utiles : L’Art de la gentillesse de Piero Ferrucci (Robert Laffont, 2007) Journal of Happiness Studies de Michael McCullough (Springer, 2006)