Eléments pour définir notre pensée

Surtout et d’abord maîtriser ses classiques

L’atelier No 9 Etoile du Jura nous a adressé, sous un même pli, quatre travaux émanant de ses membres sur le thème d’étude de ce mois de décembre 2005: Modernité de la pensée maçonnique. Nous les présentons ci-après (Réd.)

Loge Etoile du Jura, Bienne (Revue maçonnique suisse: décembre 2005)

Pour savoir ce qu’est la pensée maçonnique on pourrait se dire qu’elle n’est en fait que le reflet des pensées de chaque franc-maçon présent ou passé, mais ce serait un peu court. On pourrait aussi affirmer qu’elle est contenue dans les buts de nos statuts qui sont, je le rappelle, le perfectionnement moral de ses membres, l’entretien de l’amitié et de la fraternité, la pratique de la bienfaisance et le développement des connaissances. Nous aurions ainsi certainement une idée de la pensée maçonnique, mais celle-ci comporte bien d’autres aspects. À mon avis l’un des plus importants est inscrit dans notre rituel, à savoir que «nous vouons un culte à la vertu modeste». Un changement quel qu’il soit passe d’abord par soimême, chacun a donc suffisamment à balayer devant sa porte avant d’aller voir chez autrui.

Un franc-maçon est par essence un homme tolérant. Il n’est que de voir ce que notre atelier comprend de personnes d’orientations religieuse ou professionnelle différentes pour se rendre compte que la tolérance n’est pas un vain mot. On ne peut cependant réduire la maçonnerie à cela non plus. Je pense néanmoins qu’un maçon n’est pas homme à rester sur place sans essayer d’apporter quelque chose à la société profane.

Nous causions récemment dans nos locaux de ce que la maçonnerie devrait amener à l’humanité. Certains disaient avec justesse qu’il ne suffisait pas de verser quelque argent à de bonnes oeuvres car les clubs de services font de même ainsi que maintes sociétés. Oswald Wirth affirmait que notre ordre est appelé à refaire le monde. Bien que cette phrase me paraisse légèrement prétentieuse, le franc-maçon est, me semble-t-il, homme de progrès. Encore faut-il s’entendre sur ce dernier terme. Il signifie, pour moi, qu’indépendamment des modes l’initié pratique le bien et essaie de voir ce qui dans notre société peut être sujet à amélioration.

Alors que dans le passé la religion imposait ses dogmes et sa morale comme source unique de vérité, le franc-maçon se voulait tolérant et librepenseur. De même, les individus autrefois dans la plupart des pays détenaient peu de prérogatives et le maçon ne craignait pas, pour sa part, d’évoquer les droits de l’homme. Ainsi en allait-il jadis et je pense qu’il serait à nouveau réducteur d’avancer que la pensée maçonnique se résume à la tolérance et aux droits précités. À mon sens elle indique surtout une recherche permanente de ce qui fait défaut à l’humanité et tend, globalement, à aller sur un chemin meilleur que celui d’aujourd’hui. Même s’il est entendu que personne ne détient la Vérité, avec majuscule.

Selon moi, le franc-maçon se tient entre le compas et l’équerre, en d’autres termes les circonstances font qu’à l’instar de tout le monde il est constamment enclin à pencher entre le spirituel et le matériel, entre donner et recevoir, entre les droits et les devoirs, etc. Sans trop aller de ci ou de là, il est l’homme de la maîtrise et sa tolérance ne signifie pas angélisme.

La loi d’Hermès stipulant que «ce qui est en haut est comme ce qui est en bas» est, je pense, applicable également au microcosme. À savoir, la société, elle aussi, se débat entre le spirituel et le matériel et les tendances signalées plus haut. En Occident nous sommes passés d’une société où le devoir régnait en maître et le droit avait en général la part congrue, à une situation où le droit s’est érigé en statue indéboulonnable et les gens, à force d’avoir chassé le spirituel, se retrouvent dans un état où seul le profit à court terme est la règle. Je pense qu’un retour s’impose, et propose que du compas l’on revienne un peu plus vers l’équerre, sans toutefois renier les acquis. Il s’agit simplement d’aller vers un monde qui privilégie davantage la responsabilisation tout en ayant une spiritualité pleinement ouverte.

Une tradition non pas désincarnée mais vivante

Soyons d’abord attentif au sujet. Celui-ci fait état de la «pensée» maçonnique. Il ne s’agit donc pas de mesurer l’action d’icelle, quelle qu’en soit la pertinence ou la portée. La distinction est essentielle. Non que la pensée et l’action soient séparées, elles sont au contraire intimement liées, mais le thème proposé est l’analyse de la modernité de notre pensée. Notre action à titre collectif ou individuel est souvent redondante par rapport à celle d’organisations non-gouvernementales, de partis politiques, voire d’Etats. Songeons au tsunami. L’aide de la GLSA s’est inscrite dans le cadre d’initiatives d’envergure mondiale. Les francs-maçons n’ont donc plus le monopole de la pratique caritative, de la tolérance, de la solidarité. Parce que notre action semble de peu d’ampleur, guère originale, de moins en moins «vendable» auprès de l’opinion publique, nous en retirons l’impression que notre système de pensée est démodé, par conséquent hors de la modernité. C’est l’inverse qui est vrai.

Trouvant précisément des résonances – encore trop rares et fragiles – dans le monde profane, la pensée maçonnique est plus que jamais d’actualité. Souvenons-nous de ce qu’elle représente: un travail sur soi, pour soi et autrui. Elle est une incitation à un art de vivre en harmonie avec soi-même et les autres, le perfectionnement de l’individu au service d’un projet collectif. Gardons à l’esprit qu’elle n’invite pas à créer des êtres formatés, modelés, hiérarchisés, uniformes, à l’inverse elle contribue à la découverte de l’unique en soi, pour et en chacun de nous, destinée à mettre la personne humaine en relation avec les autres, chacun étant unique et audelà avec l’Unique, soit la dimension transcendante.

Souvenons-nous également que certains acquis, souvent strictement européens, sont instables et loin d’être des réalités pour la planète entière. La démocratie, les droits de l’homme, la tolérance, la vertu morale, la volonté de paix sont susceptibles d’être balayés en un tournemain. Lors de l’instauration de la république de Weimar en 1919 qui aurait songé que quatorze ans suffiraient à l’effondrement de l’esprit républicain et à l’avènement de l’atroce et de l’inhumain? Or, la pensée maçonnique a ceci d’éternel, d’immortel, de pérenne, que ses exigences – efforts constants vers le perfectionnement, sensibilité au discours de l’autre – sont à l’heure actuelle d’une étonnante pertinence.

Certes, il semble qu’au niveau collectif se dessine une réaction contre l’individualisme forcené des années 90. Evoquons à cet égard l’écologie ou la taxation des flux financiers. La tendance se fait jour lentement, difficilement dans les consciences et c’est précisément le moment propice pour démontrer la validité de notre système de pensée. Ce dernier est une réflexion philosophique et morale héritière d’une tradition non pas désincarnée mais vivante car alimentée constamment des expériences de chaque génération.

La pensée maçonnique est d’une modernité fulgurante. Elle dépasse les modes, n’a rien à faire de l’esprit du temps, parce qu’elle s’attache à ce qui est invariable: la recherche de la sagesse, de la force et de la beauté au service d’un projet de perfection et d’absolu. Je dirais en guise de conclusion que la maçonnerie doit continuer d’agir dans la mesure de ses moyens et sans esprit de suffisance pour améliorer concrètement les temps actuels et préparer un avenir meilleur. Cela ne sera possible qu’à la condition de ne pas se renier, de ne pas douter de la pertinence de l’héritage symbolique qui est le nôtre. Etre moderne, c’est surtout et d’abord maîtriser ses classiques. (P.A. Joye)

Apprendre à penser à l’échelle mondiale

Comme chacun le sait peut-être, la pensée maçonnique n’est pas récente. Son enseignement est basé sur l’émancipation de l’homme. Cependant, viser à une telle émancipation ne peut être un objectif temporel car le but à atteindre est une utopie et celle-ci est par définition intemporelle.

La franc-maçonnerie apprend à l’individu à penser à l’échelle mondiale. Elle lui enjoint de regarder au-delà des barrières raciales, philosophiques et religieuses. Ces éléments d’apprentissage sont devenus très tendance. En effet, toutes les associations qui font du prosélytisme mettent en avant de tels arguments. Or, ceux-ci sont encrés profondément dans la pensée maçonnique depuis la nuit des temps.

Les principes évoqués ci-avant sont très modernes. J’irai jusqu’à dire que ceux d’essence maçonnique ont un caractère futuriste vu que notre ordre nous appelle à faire preuve d’ouverture universelle sans tomber dans les dogmes, comme celui de la globalisation, pour n’en citer qu’un.

La pratique rituelle peut sembler désuète. Il faut savoir qu’elle vient du fond des âges et ne fait qu’exprimer cette pensée ouverte et tolérante qui participe à l’amélioration et au développement de l’être humain.

Notre ordre est censé répondre concrètement aux problèmes que pose notre époque à chacun d’entre nous à travers la multiplicité des points de vue. La modernité n’appelle plus une pensée monolithique mais enjoint à prendre en compte la complexité et la richesse de nos relations. (Fadi Marachly)

Un ordre moral différent, une autre échelle de valeurs

Modernité: un vocable féroce, source de bien des antagonismes. En son nom souvent on bouscule l’acquis sans vraiment savoir par quoi le remplacer. Le manifeste de la franc-maçonnerie s’est inspiré des valeurs promulguées par la déclaration des droits de l’homme, à moins qu’il n’en soit l’instigateur. Liberté, Fraternité, Egalité: autant de principes dont la vertu ne périra jamais. L’histoire de l’humanité a connu des épisodes funestes durant lesquels ils ont été honteusement bafoués. Or, que l’on ne vienne pas parler de liberté lorsqu’il s’agit de sanctifier les droits les plus légitimes. Le genre humain courrait à sa perte s’il s’avisait de s’écarter de ces valeurs sous prétexte de les moderniser. Vouloir en moderniser la nature en les adaptant aux contingences d’une époque est une vaine entreprise puisqu’elles sont l’essence même de notre condition.

Si le vélo avait dû avoir des roues carrées, il y a longtemps que la chaussée aurait été adaptée. Mission impossible et malsaine.

Gardons-nous de tourner le dos à ce qui fait la force d’un ensemble vivace tel que notre société fraternelle. Faisons plutôt fi des écarts impulsifs, en restant disponible à l’épanouissement des notions de Liberté, de Fraternité et d’Egalité.

Qui sait, peut-être verrons-nous à l’avenir un ordre moral différent, avec une autre échelle de valeurs par rapport à aujourd’hui, une modernité que je qualifierai d’éclairée. (M. Chopard)