D’où venons nous, que sommes-nous, où allons-nous ?

«Que cherchez-vous dans vos trois voyages ? Réponse : la Vérité et la Parole perdue», dit un rituel. En 1897, le peintre Paul Gauguin est à Tahiti. Sa santé n’est pas bonne. Cependant, il décide qu’il ne quittera ce bas monde qu’après avoir peint son chef d’oeuvre, un dernier grand tableau en mesure de résumer le sens de son voyage autour de la terre.

R. J. – Tolérance et Fraternité, Genève

Il fait coudre une très grande toile, de près de quatre mètres de long sur un mètre et demi de hauteur. Il réalise son oeuvre monumentale, l’un des tableaux les plus fameux de toute l’histoire de l’art : «D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ?». Ce ternaire est bien sûr gravé dans l’esprit et le coeur de tout maçon. Lisons Charles Baudelaire : «Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !/Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,/Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :/Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !». Encette période de vacances, nulle agence de voyages ne se risquerait à reproduire ces vers dans ses alléchants prospectus. Ni de citer Blaise Pascal, pour qui tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne sait pas rester dans sa chambre.

La voie directe

Le Genevois Rodolphe Toepffer (1799- 1846), écrivain et peintre, on le sait, est le précurseur de la BD. Mais pas seulement. Il est également l’auteur de récits de voyage, dont les fameux «Voyages en zigzag» accomplis lorsqu’il était directeur d’un pensionnat de jeunes gens. Aux yeux d’un non-initié, la marche des voyages rituels maçonniques pourrait faire penser justement à des zigzags. Mais il faut s’élever de la matière, et accéder aux symboles. Quelques phrases de Toepffer méritent réflexion : «Destinée étrange que celle de l’homme ! La vie lui est donnée, et il est un insensé s’il s’y attache puisqu’elle va lui être retirée. La mort lui est imposée irrévocablement, et il est un insensé encore s’il y sacrifie la vie, puisqu’elle est un bienfait de Dieu ! Que faire donc ?».

Il faut emprunter la Voie royale ; c’est la voie directe, la voie droite, qui s’oppose aux hommes tortueux. On l’utilise dans le monde antique pour dire l’ascension de l’âme. Dans la Bible (Nombres 20,22) on voit que les fils d’Israël demandent à Sehon, roi d’Armor, de pouvoir traverser ses terres, afin d’atteindre la Terre promise. Ils s’engagent à ne s’écarter ni dans les champs, ni dans les vignes ; ils ne boiront pas l’eau du puits, ils marcheront par la Voie royale jusqu’à ce que les terres étrangères soient dépassées. Symboliquement, elle aboutira à la Jérusalem céleste, elle désigne le Christ qui déclare «je suis la voie, la vérité et la vie», selon l’évangile de saint Jean dont les loges maçonniques se réclament.

Un désir profond de changement

Le symbolisme du voyage est très riche ; il se résume toutefois dans la quête de la vérité, de la paix, de l’immortalité, et dans la recherche et la découverte d’un centre spirituel. De tels voyages ne s’accomplissent qu’à l’intérieur même de l’être. Le voyage qui est une fuite de soi n’aboutira pas. Le centre, inaccessible, est parfois symbolisé par le livre, ou la coupe, en particulier celle du Graal. Les voyages sont souvent des épreuves préparatoires à l’initiation, à la fois des mystères grecs, dans la Maçonnerie bien sûr, et, moins connu, dans les sociétés secrètes chinoises d’autrefois. Le voyage commence alors par une progression spirituelle, que l’on trouve dans le bouddhisme sous la forme de voies, de véhicules, de traversées, et s’exprime souvent comme un dépassement le long de l’Axe du Monde. Si la quête de la montagne centrale est une progression vers l’axe, son ascension est l’équivalent d’une élévation vers le Ciel. Il en est également ainsi, bien souvent, du franchissement des ponts.

La littérature offre de multiples exemples de voyages qui, sans avoir la portée des symboles traditionnels, se veulent cependant significatifs : Ainsi le Pantagruel de François Rabelais ou les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Le voyage exprime un désir profond de changement intérieur, un besoin d’expériences nouvelles, plus encore que de déplacement local. Selon Jung, disciple de Freud, le voyage témoignerait d’une insatisfaction, qui pousserait à la recherche et à la découverte de nouveaux horizons. Toujours selon Jung, ce serait la recherche de la Mère perdue. Trop sérieux tout ça ? Alors voilà, au hasard, quelques francsmaçons célèbres qui se sont illustrés par leur soif de voyages : les Montgolfier et leur ballon à air chaud ; Bougainville et son Voyage autour du monde ; James Cook le navigateur inspiré ; Lindberg l’aviateur ; Byrd, amiral, aviateur et explorateur ; Robert Scott en Antarctique ; Buzz Aldrinqui en 1969 plante le fanion maçonnique à côté du drapeau américain. On pourrait aisément allonger la liste.

À la découverte de ses moyens

Ulysse a donné à la Grèce un itinéraire méditerranéen, mais aussi un parcours initiatique. Solon et Pythagore ont acquis leur sagesse par des voyages réels ou supposés. Thésée, Héraclès, OEdipe, Jason avaient également dû accomplir leur périple comme devront le faire Lancelot, Galaad, Siegfried et Parsifal. Plus près de nous, le compagnon opératif qui fait son tour de France pour connaître son métier, mais surtout pour s’assurer en lui-même de son caractère, de ses ambitions et de sa loyauté à l’égard de sa condition. Et les maçons que nous sommes ? L’apprenti accomplit trois voyages, à la recherche de sa vérité. Il faut qu’il se connaisse lui-même, et qu’il découvre les exigences profondes de la nature humaine. Le compagnon va à la découverte de ses moyens, de ses tâches et de ses fins. Les voyages du Maître sont l’approche du grand mystère. On va à la recherche de la tombe d’Hiram. Tout cela sans précipitation. Qui veut aller loin ménage sa monture, souligne le vieux proverbe. Et tant pis pour ces grincheux que sont en l’occurence Baudelaire et Pascal. Du reste, les proverbes, qui paraîtil expriment la sagesse des nations, nous le rappellent, non sans se contredire parfois que «les voyages forment la jeunesse », «pierre qui roule n’amasse pas mousse», «on sait bien quand on part, mais jamais quand on revient». «Partir, c’est mourir un peu» est le pendant du dicton canadien selon lequel «il vaut mieux arriver en retard qu’arriver en corbillard.