Conditions et variantes du pouvoir

À première vue cette question nous paraît difficile, pire: elle nous place sur un terrain glissant. Posée différemment, elle n’en aurait pas moins été ardue à aborder, surtout à y apporter une réponse. En fait, ce thème exige beaucoup d’espace, non celui d’une feuille de papier mais l’espace universel car «le pouvoir» ne saurait se suffire d’un seul et unique aspect, d’une seule vision des choses.

L’Etoile du Jura, Bienne (Revue maçonnique suisse: décembre 2010)

P ouvoir : distinguons le verbe du substantif. Ce dernier vient du latin populaire «potere» qui désigne une autorité, une possibilité d’action sur quelqu’un ou quelque chose. La notion se définit de mille et une manières et s’insère dans les différents domaines de la vie quotidienne, notamment ceux de la philosophie, de l’économie, de la justice, de la sociologie, de la politique. Lamodeste réflexion présente se limitera au sens spécifiquement philosophique. Il s’agit du contexte signifiant «de la capacité, de la faculté, de l’état de… et de l’autorisation de faire».

De par sa capacité d’agir, le pouvoir se réfère à un individu ou à un groupe d’individus qui témoignent, selon cette même capacité, d’une existence animée par l’affirmation «je peux», «nous pouvons », etc. Cela en vertu d’un principe actif grâce auquel on se pose officiellement au sein du monde environnant. Ce même monde se reconnaît mandataire face à la responsabilité qu’il revêt, du fait que la capacité d’agir implique une origine, un individu qui l’assume et un public qui le soutient.

L’individu appelé à devenir lui-même

Le pouvoir implique une relation de l’affirmation de soi face à la loi qui régit la société et le public sur lequel on porte la responsabilité. Il permet d’exercer une fascination dans la découverte de la vocation tout en étant maître de soi, donc sans verser dans la passion. L’individu est ainsi appelé à devenir lui-même sujet en s’éduquant pour que sa capacité d’agir ne relève pas uniquement de lui seul. Il émerge de la raison morale en affichant le droit de faire et de reconnaître son oeuvre afin de lui permettre de mesurer l’importance de la relation qu’il établit entre la charge et les choix qu’il opère.

La capacité d’agir, écrit Llapasset, «trouve son plein exercice dans le sujet, auteur de ses représentations et maître de ses actions (autonome). Un tel sujet devient le paradigme de l’Etat centralisateur dans lequel tout converge et tout émane d’une tête («caput» en latin), d’une capitale». À propos de cette perspective, Platon met en garde contre le pouvoir susceptible de salir les mains et l’âme. Platon pense en effet qu’ «un philosophe qui prend les rênes et se réjouit de l’exercice des responsabilités agit en pragmatique, englué dans la compromission du réel, du quotidien et des affaires louches. De fait, il cesse d’être philosophe». Par samise en garde, Platon se laisse convaincre et ne nous cache pas sa vision des choses. «Le philosophe se garde du pouvoir sur les autres, car l’homme du pouvoir évolue aux antipodes de la philosophie. Seul est légitime au pouvoir, l’individu formé à la sagesse des philosophes». La même peur anime Diogène Laerse, alors qu’il bronze au Cranéion, une colline de Corinthe couverte de cyprès, et qu’Alexandre, le prince aux pouvoirs absolus lui demande un souhait afin de l’exaucer. Diogène répond : «Ôte-toi de mon soleil».

Vers quoi ces réflexions de philosophes nous dirigent-t-elles ? Le pouvoir peut devenir une illusion, une puissance, un visage par excellence du mensonge. Dans ces circonstances il devient une usurpation, mieux : un détournement pour passer du simple sentiment de soi à la consciencede soi. «L’humilité du service, ajoute Llapasset, se substitue à l’arrogance du serviteur qui se prend pour le maître avec pour conséquence la domination, le harcèlement, la dissémination dérisoire du clivage entre l’infini de celui qui a une parcelle de puissance et le zéro de celui qui en dépend».

Différentes notions en jeu

Somme toute, il n’y a ni bon ni mauvais pouvoir, même si depuis l’antiquité les philosophes se partagent en deux familles : ceux qui refusent l’exercice du pouvoir sous toutes ses formes et ceux qui essaient tant bien que mal de le concilier avec leurs idéaux. Le pouvoir n’a qu’un seul but, celui de représenter sous un mandat précis et limité les intérêts d’un peuple qui en reconnaît la faculté et en prouve la capacité. Du reste, la conscience de l’exécutant penche, de par la cupidité de la raison humaine, à dominer en vue de régner. Ainsi le pouvoir perd son sens fondamental et devient tyrannie. Au-delà de son cynisme, Machiavel pense que le prince parfait est celui qui fait primer la raison d’Etat tout en permettant l’amélioration de l’homme et de la société. En réfléchissant sur la loyauté du prince, Machiavel écrit : «Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont tenu peu compte, et qui ont su par rusemanoeuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté». Plus proche de nous, Max Weber apporte avec clarté une distinction sociologique du terme pouvoir. Le pouvoir, dit-il, n’est pas synonyme de politique. Il est une relation entre les acteurs sociaux : des individus, des groupes d’individus ou des classes sociales. À ce point, le pouvoir s’observe quand un individu accomplit ou s’abstient d’accomplir, conformément à la volonté d’un autre individu, une action qu’il aurait dû ou pas accomplir spontanément. Néanmoins, pense le sociologue, le critère du pouvoir se trouve dans la tête de celui qui obéit, qui est censé ou paraît obéir. Il scinde ainsi la même réalité en pouvoir d’injonction.

Une question de persévérance

Un chef incarne un pouvoir en fonction de son charisme et de l’expérience acquise au fil des années. Il a une réputation de meneur d’hommes et ses subalternes le considèrent en tant que patron, c’est-à-dire celui qui détient le pouvoir et sait l’imposer sans effort, comme si chacun de ses collaborateurs l’admettait d’emblée et d’office, même s’il n’est pas toujours vérité absolue. Toutes ses interventions ont un caractère péremptoire obligeant à l’obéissance et au respect de l’ordre reçu. Nous rencontrons souvent ce genre de personnage dans des entreprises familiales, sorte de dynasties où les générations se suivent, chacune reprenant les rennes et adaptant l’organisation au contexte du moment. Le successeur démontrera à son tour sonpouvoir sur ceux qu’il dirige. On constate fréquemment de l’audace dans la prise de décisions comportant des risques pour une entreprise, mais si ces dernières sont couronnées de succès le directeur sera reconnu par son personnel comme détenteur d’un pouvoir inconditionnel.

Dans ce contexte la persévérance revêt une importance particulière. Elle tient de la discipline, d’une continuité positive ornée de bons résultats qui se répètent dans le temps et forge de manière sûre, constante, la reconnaissance du pouvoir de la part des employés, de la clientèle, voire de la concurrence. Qu’ils s’agisse d’activités intellectuelles, manuelles ou commerciales. Précisons que la persévérance ne s’improvise pas, elle s’apprend. Comment considérons-nous le pouvoir en franc-maçonnerie ? Avant l’initiation, l’esprit du candidat peut être parasité par des conceptions ou fantasmes liés entre autres à la magie. Ceux-ci s’éclaircissent dès le voile tombé de nos yeux et au fur et à mesure que nous taillons notre pierre brute. La franc-maçonnerie nous transmet alors son plus grand pouvoir, qui est de changer notre perception de la vie. Elle nous reçoit à son école et à chaque grade nous percevons une fonction spécifique destinée à servir, non à régner. Ainsi, de l’apprenti au maître sommes-nous tous frères.

Notre ordre jouit d’un pouvoir de fait solide car il permet d’aboutir à des projets difficiles demanière juste.

Le pouvoir est dangereux si exercé avec prétention. Conçu négativement il pourra conduire à la tyrannie, aux divisions et aux guerres. Il émerge au contraire et porte l’humanité à sa gloire s’il est démocratique, considéré dans son aspect positif. Ce que nous pouvons retenir de la création est que le maintien du pouvoir représente un goût du risque, une résistance à toute épreuve, mais aussi une persévérance inamovible, beaucoup d’imagination, une profonde ouverture au dialogue et plusieurs qualités humaines au-dessus de la moyenne. L’ensemble de ces éléments est de nature à convaincre, à motiver quiconque exerce spontanément une influence bénéfique. À n’en pas douter, le résultat sera la cohérence et la paix.