Vous avez dit bonnes moeurs ?

Dans l’enseignement maçonnique une idée est souvent accompagnée d’une autre, qui la complètera ou lui fera contrepoids. Comme le blanc et le noir du pavé mosaïque.

J. T. – Pensée et Action, Martigny

Ainsi : «libres et de bonnes moeurs». Les deux termes sont liés et ils étaient indissociables dans l’esprit de nos devanciers du XVIIIe siècle. En ce tempslà, être libre signifiait surtout, et peutêtre uniquement, faire partie des possédants, des propriétaires dont les moyens d’existence ne dépendaient pas d’un travail manuel, productif sur le terrain et vérifiable – salarié, dirait-on aujourd’hui – mais plutôt de profits tirés d’une charge ou d’un état, de locations, d’impôts divers, de bénéfices liés à des participations dans des sociétés commerciales ou des missions de bons offices et autres revenus qui, précisons-le, participaient à la prospérité de la nation selon les règles qui alors étaient les siennes.

Les nantis considéraient volontiers la pauvreté comme une tare inexpiable, une tache indélébile quasiment voulue par la Providence. Estimés guidés par de bas instincts, irrémédiablement voués à la glèbe et incapables d’évolution, comment envisager d’introduire des gens du peuple dans une loge dont ils auraient troublé les travaux par leur seule présence ? On craignait avant tout qu’ils ne corrompent le milieu. Telle se présentait globalement la situation au début, compte tenu des inévitables exceptions en fonction du lieu ou de circonstances particulières. Bien que les choses se décantèrent par la suite, bon nombre de nos prédécesseurs demeuraient rivés corps et âme à ces préjugés ambiants, qui allaient en partie s’estomper peu à peu grâce à l’ouverture des échanges et au développement des institutions publiques.

Il n’en reste pas moins que pour les maçons spéculatifs de la première période les bonnes moeurs équivalaient davantage aux bonnes manières qu’à une conduite morale dans le vrai sens du terme. Dans son nouveau livre intitulé L’Europe sous l’acacia, publié aux Editions Dervy, Yves Hivert-Messeca précise à ce propos que «certes, la franc-maçonnerie relève grandement de l’entre-soi, mais à l’image du siècle, elle contribuera à bousculer la société d’ordres basée sur la naissance pour y substituer les critères du mérite, du talent et de l’utilité».

Les gagne-petit, les besogneux, n’étaient d’ailleurs pas les seuls exclus du temple. Les rejoignaient les difformes, handicapés, homosexuels, libertins avérés, saltimbanques, artistes, etc. Ajoutons aux proscrits ceux pour raison religieuse et/ou raciale. Quant à nos Soeurs en humanité, leur cas mériterait un chapitre à part.

Renforcer les exigences

Nos sociétés de 2013 sont infiniment moins arbitraires que celles du passé que nous évoquions. Oui mais elles sont plus complexes, plus turbulentes aussi. Ce ne sont plus seulement les favorisés de la fortune qui désirent assurer le meilleur pour eux et leur famille, tous ou presque y aspirent. Les bonnes moeurs n’étant heureusement plus celles d’autrefois, elles n’en restent pas moins présentes, et en maçonnerie au lieu de baisser la garde à cet égard nous ferions mieux de la relever car les récents exemples d’affairisme, de collusions et d’abus de pouvoir doivent nous porter à réfléchir puis à agir en conséquence. Lorsqu’une loge se défait, lorsqu’une obédience s’écroule, manifestement les bonnes moeurs faisaient gravement défaut chez certains. Un faible séisme parfois en entraîne de gros.

Malgré l’abondance des textes fondateurs historiques de notre fraternité, celle-ci se base essentiellement sur la tradition orale et c’est heureux. Ainsi n’est-t-on pas tenu, dans la plupart des cas, à recourir à des formulations dans leur contexte d’origine et pouvons-nous être mobiles dans notre pensée, c’est-à-dire s’en tenir à l’esprit plutôt qu’à une interprétation étroite de la lettre. De nouvelles idées peuvent indéniablement donner à la franc-maçonnerie toute la vivacité souhaitable, si elles traduisent des normes applicables à chacun de ses membres.

Les bonnes moeurs qui sont exigées avant d’entrer en maçonnerie doivent l’être également sur l’entier du parcours. Aujourd’hui, elles consistent d’abord, à notre avis, dans le respect inconditionnel de l’autre, à ne pas être un agent perturbateur au sein de l’atelier, à éviter toute forme de dépravation. Il y a fort à parier qu’un élément qui sème la discorde parmi ses frères le fera également dans son foyer et ailleurs. Les caractères tordus sont tout d’une pièce, où qu’ils se trouvent. Nous parlions d’équilibre et d’harmonie dans un récent thème d’étude. Ces deux objectifs sont plus nécessaires que jamais afin que nos manières d’être et de faire soient identiques en loge et en dehors. Nos travaux ne sont décidément jamais clos.