Vices et vertus pour « voir clair » en soi
Plusieurs Rites – Memphis-Misraïm, Ecossais Ancien et Accepté, Français, etc. – mentionnent les vices et les vertus dans leur Rituel respectif. La portée de ces pratiques ou penchants pour les premiers et dispositions pour les secondes, peut-être plus complémentaires qu’antagonistes, vise à « libérer » le Maçon au-delà de l’interprétation réductrice des deux termes « vice » et « vertu ». Aussi à lui permettre de « voir clair par lui-même ».
Les vices se réfèrent usuellement aux différentes formes d’addiction qui engendrent des dépendances physiologiques, mentales et comportementales. Leurs causes sont parfois d’origine héréditaire pour une partie, mais le plus généralement psychosociologiques pour devenir potentiellement psychiatriques. Selon les philosophes, les vices résultent surtout du phénomène de la passion ou émotion «démesurée », une notion centrale qui renvoie à la conception de la subjectivité.
Le sens ancien du terme passion englobe tous les phénomènes passifs de l’âme, soit « tout ce qui est subi », tandis que son sens moderne s’applique à une inclination non maîtrisable, une rupture de l’équilibre psychologique. Quant à son sens courant, il détermine l’ensemble des pulsions instinctives, émotionnelles et primitives de l’humain qui, lorsqu’elles sont suffisamment violentes, entravent sa capacité à réfléchir et à agir de manière raisonnée. Plusieurs courants de pensée philosophiques se sont penchés sur la passion. Pour les Idéalistes, la passion est corrélée au désir : l’homme désire parce qu’il est passionné, mais le désir déforme le réel, il illusionne; la passion est donc à l’origine de l’erreur, voire du mensonge. Les Rationalistes considèrent, eux, que la passion reste surmontable grâce à la prééminence de l’âme – c’est le côté rationnel de l’humain – pour connaître une existence non tourmentée, alors que les Moralistes avec leur jugement sur les moeurs condamnent la passion puisqu’elle se révèle imperméable à la morale ; en outre, elle aliène l’homme, lui faisant prendre parfois les décisions qu’il aurait précédemment jugées insensées; et puis la passion déforme le jugement; elle est le parti pris fondamental qui dirige le raisonnement en faisant mine de le suivre. Les Philosophes des Lumières, pour leur part, refusent d’opposer la passion à la raison et privilégient le coeur, dans lequel ils distinguent des qualités en matière de sincérité; avec la passion, l’humain agit immédiatement, sans arrière-pensée, ce qui vaut à l’acte d’être authentique.
Le Franc-maçon est aussi confronté aux vices entre autres dans la « Légende d’Hiram », où trois mauvais Compagnons représentent les trois vices – ignorance, hypocrisie, fanatisme – qui pervertissent l’individu. Dans le 17e grade (grade de perfection) en particulier du Rite Ecossais Ancien et Accepté (REAA), il lui est conseillé de fuir sept vices : la haine, la discorde, l’orgueil, l’indiscrétion, la perfidie, l’incontinence et la calomnie. Pour l’initié, vaincre ses vices ou ses passions, autant d’émanations des perturbations du mental, consiste à essayer de connaître et de décortiquer le processus extrêmement subtil qui le conduit à cet état de confusion, dont le principal et pernicieux catalyseur se nomme ego. Cet ego, dont on parle tant et parfois à tort et à travers. Il s’agit de « notre » perception erronée de la réalité, soit le produit de l’illusion d’un moi, autonome et indépendant séparé de ce qui est autre. Moi-autre, sujet-objet sont les deux termes de la dualité en laquelle se développent cette illusion ou ignorance de notre nature profonde et les passions qui en découlent, à savoir le désir-attachement, l’aversion- répulsion et l’ignorance-aveuglement. D’un côté, les passions entretiennent l’illusion et les projections ; de l’autre, l’illusion et les projections nourrissent les passions qui sont les causes et les sources du mal-être. Affirmer le caractère illusoire du soi constitue le résultat d’une analyse logique et d’une expérience directe « de ce qui est ». Cela ne signifie pas la négation de l’ego qui entraînerait la dépréciation de soi et finalement la dépréciation du moi, mais son inconsistance, sa relativité, son caractère fallacieux. Dès lors, le Maçon ne doit pas lutter contre son ego, mais plutôt apprendre à le relâcher et à abandonner son emprise. Ou encore essayer de le comprendre, l’apprivoiser et le discipliner sans complaisance, mais avec bienveillance et discernement.
Sans référence morale
Dans les Rites de Memphis-Misraïm et Français, parmi d’autres, la vertu est exprimée dans le sens de valeur, courage, tandis que le Rite Ecossais Rectifié (RER) lui attribue une signification spécifique selon le grade : la Justice pour l’Apprenti, la Tempérance pour le Compagnon, la Prudence pour le Maître et la Force pour le Maître Ecossais (grade de perfection). De son côté, le Rite Ecossais Ancien et Accepté (REAA) mentionne la vertu dans bon nombre de ses grades de perfection et hauts grades. Au-delà des trois vertus théologales que sont la Foi, l’Espérance et la Charité aux interprétations théologiques ou maçonniques, elle n’exprime aucune référence morale, mais constitue le fruit d’un processus de transformation intérieure, un processus alchimique. Lui-même issu de l’Initiation « réelle », il offre une puissance d’action qui interagit tant au niveau du corps que de l’âme et conduit aux états supérieurs, à l’état ultime de l’être. La vertu désigne in fine la réalisation de la « métanoïa », c’est-à-dire le mouvement de conversion ou de retournement par lequel le Franc-maçon s’ouvre à plus grand que lui-même, en lui-même : « deviens ce que tu es », « sois la véritable nature de ton esprit ».
Socrate, lui aussi, a théorisé sur la vertu: la vertu dite suprême consiste à se détacher du monde sensible et des biens matériels, pour aller vers la contemplation des idées, et spécialement celle du Bien. Cette vertu suprême demande une participation active de l’être, de faire un effort constant et immuable sur ce même ego mentionné précédemment, pour réaliser cet idéal de perfection que représente le Bien. Lequel équivaut à vivre en harmonie intérieure avec son âme, tout en gérant les extrêmes pour trouver graduellement et progressivement un centre, un juste milieu. Il s’agit-là d’une totale concordance avec l’idéal maçonnique. En se changeant lui-même et en purifiant son psychisme, le Franc-maçon devient ainsi transparent à la Lumière, à son être spirituel, ce qu’il est ontologiquement. Il s’éveille à la réalité telle qu’elle est, à l’expérience ou gnose fondamentale.
Un don du Ciel
Pour le Taoïsme (Lao Tseu), la Vertu (avec un V majuscule) est le Tao, le Principe à l’origine de toute chose, qui désigne la Vérité, la Simplicité et la Spontanéité, parce que la condition humaine oblige à tout nommer et même à tenter de définir l’indéfinissable. Elle est Une et indivisible dans son origine et dans son action ; elle ne peut être fractionnée ni compartimentée. Considérée comme illuminatrice et rénovatrice de l’être humain, elle n’a rien à voir avec une quelconque qualité morale. La Vertu est même un don du Ciel offert sous certaines conditions à tous les hommes de bonne volonté. Lao Tseu les résume ainsi: se montrer simple, rester naturel, réduire l’égoïsme, avoir peu de désirs. Cela signifie : « Soyez donc ce que vous êtes, tout ce que vous êtes, rien que ce que vous êtes; mais soyez-le dans la plénitude de la paix de tout votre Etre ». Les Vertus ne sont réelles et efficaces qu’autant qu’elles sont un témoignage spontané de l’Esprit. Cependant, la simplicité naïve, qui fait de l’homme un serviteur zélé de la Vertu, ne peut naître qu’à la suite d’incessants combats intérieurs dans lesquels le moi se dépouille peu à peu de son propre vouloir pour s’abandonner sans réserve à la Volonté du Tao. De plus, cet abandon est en même temps le germe, la fleur et le fruit du Grand OEuvre de la régénération.
Les pratiques sincères, qui ont pour but la perfection morale, peuvent être utiles dans la mesure où elles servent d’introduction à la vie spirituelle ; à condition, toutefois, qu’elles ne se bornent pas à reproduire dans le comportement humain les formes extérieures de ce qu’on appelle les Vertus. S’appliquer à montrer l’apparence d’une qualité, c’est en perdre la réalité. Krishnamurti a dit : « L’homme qui cultive la vertu n’est pas vertueux ». Une telle conduite, purement rituelle, reste l’oeuvre de la volonté propre, tant qu’elle n’est pas vivifiée et fécondée par l’Esprit divin. Elle conduit l’homme à la porte du temple intérieur, mais ne lui permet pas d’en franchir le seuil… Lao Tseu fournit encore une allusion imagée à l’efficacité de la Vertu nette de toute empreinte personnelle, parce que libérée des tendances et des moyens d’action de la volonté propre : « Qui marche bien ne laisse pas de traces ; qui parle bien ne commet pas de fautes ; qui calcule bien n’a pas besoin de boulier ; qui sait bien garder ferme sans verrous, et personne ne peut ouvrir ; qui sait bien lier ne se sert pas de liens, et personne ne peut délier ». En d’autres termes, celui qui permet à l’Esprit d’agir en ses lieux et places n’a que faire de la prudence : ses oeuvres sont toujours parfaites. D.P.