Science et ésotérisme ou la conjonction des opposés
La science et l’ésotérisme ont davantage de points communs qu’il y paraît. Si leurs méthodes divergent, ils sont issus d’une même source. Tous deux sont parfois hermétiques et s’intéressent aux frontières de la connaissance. C’est le propre du Franc-maçon que de tenter de les concilier.
Par les FF∴∴ de la Loge La Fraternité, Or∴ d’ Yverdon-les-Bains
Selon Wikipédia, la science (du latin scientia, « connaissance ») est l’ensemble des connaissances et études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode fondée sur des observations objectives vérifiables et des raisonnements rigoureux. (…) Elle a pour but de comprendre les phénomènes et d’en tirer des prévisions justes et des applications fonctionnelles ; ses résultats sont sans cesse confrontés à la réalité, ils doivent être reproductibles.
L’ésotérisme (du grec ancien esôteros, « intérieur »), pour sa part, est l’ensemble des enseignements secrets réservés à des initiés. Ce terme s’appliquait aux Mystères d’Orphée ou d’Eleusis dans l’Antiquité grecque. Peu après l’orphisme, vers 530 av. J.-C., arrive le pythagorisme, qui est aussi un ésotérisme. Par conséquent, ce vocable désigne à l’origine un enseignement professé soit par une organisation initiatique, soit auprès d’un maître spirituel.
On le voit, on a en apparence affaire à deux choses fort différentes : la science, même si elle n’est pas compréhensible par tous, s’adresse à l’ensemble de l’humanité. Ses données doivent être objectives et reproductibles. Quant à l’ésotérisme, il est un enseignement de nature spirituelle et d’ordre plus subjectif. Il s’adresse à une élite ayant, chez Pythagore par exemple, effectué un long parcours préalable – cinq ans de silence notamment –, tandis que les exotériques étaient les candidats à l’initiation, les « auditeurs ». A cette époque, science et ésotérisme allaient de pair : la géométrie était la Vérité même du monde, l’outil de la perfection, fondement solide et jamais pris en défaut d’un cosmos construit par la pensée de l’homme, au point que personne n’aurait osé se nommer philosophe sans être tout à la fois penseur et féru de géométrie.
A l’échelle des hommes
Mais malgré toute la science et la sagesse des Grecs, cette géométrie euclidienne – du nom d’Euclide d’Alexandrie qui le premier en avait fixé les axiomes et postulats – était une géométrie à l’échelle des hommes, autrement dit applicable à des éléments de dimension humaine, quelque part entre le millimètre et quelques milliers de kilomètres. C’est au XIXe siècle, longtemps après Galilée, Newton, Kepler et quelques autres, que les mathématiciens, les chercheurs et les philosophes ont ressenti un véritable choc. L’idée séculaire que les mathématiques offraient des vérités éternelles et immuables s’effondra d’un coup face à l’apparition des géométries non-euclidiennes, qui eurent sur les mathématiques, la physique et la philosophie un impact comparable à celui qu’eut la théorie darwinienne sur la biologie.
En partant de cinq axiomes « indiscutablement vrais », Euclide avait tiré des théorèmes par déduction logique. Mais un doute subsistait néanmoins à propos du cinquième axiome, qui dit que « par un point quelconque ne passe qu’une seule droite parallèle à une autre droite ». Le verdict tomba au XIXe siècle et le mathématicien et astronome allemand Carl Friedrich Gauss fut probablement le premier à formuler une possibilité concrète d’autres géométries (hyperboliques, sphériques) en choisissant un axiome différent du cinquième axiome d’Euclide. Avec la géométrie euclidienne, ce sont aussi les idées de Kant sur l‘espace qui s’écroulaient. L’espace « naturel » était non-euclidien, et l’espace euclidien n’était qu’un cas particulier, utile mais pas universel. Ce sont ces géométries-là qui sous-tendront en 1915 toute la pensée et tout le formalisme mathématique qui sont à la base de la relativité générale d’Einstein. L’espace-temps est courbe, il n’est pas euclidien, rien n’est droit dans l’espace, la somme des angles d’un triangle peut être supérieure ou inférieure à 180 degrés, etc.
Accès interdit
Ainsi donc, et pour en venir à la Franc-maçonnerie, la géométrie telle que pensée par les pères fondateurs était une géométrie à dimension humaine, vraie uniquement à notre échelle de grandeur. A d’autres échelles, elle perd toute signification. Dans l’infiniment grand, elle cède la place à une géométrie courbe, et c’est peut-être là que l’on passe du carré au cercle, de l’équerre au compas, de l’humain à une forme de transcendance inconnaissable. Dans l’infiniment petit, c’est la notion même d’espace qui disparaît, les particules y sont non-localisables, et le chemin nous y est interdit par la barrière de Planck, la plus petite dimension audelà de laquelle aucun accès n’est possible. Face à ces contradictions, il est permis de penser que le Grand Architecte, quelle que soit sa nature à nous inaccessible, ne saurait être confiné aux dimensions humaines, à une géométrie euclidienne, et ne peut que s’étendre de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Que donc la « nouvelle géométrie » est courbe et que des symboles de l’équerre et du compas affleure une signification que seule notre intuition peut percevoir.
Ainsi, le chemin vers l’indicible est fermé à la raison. Reste l’intuition, celle que le parfum d’un poème nous laisse entrevoir, mais que chaque mot superflu détruirait sans concession. C’est l’honneur des hommes que d’avoir percé le mystère jusque-là. C’est leur devoir de rester humbles face au mystère plus grand encore qui s’offre à eux, face à tout ce qui reste à découvrir.
La science : une bonne approximation
L’évolution de la science illustre bien la prétention qu’il y a à s’imaginer tout savoir. A notre échelle, elle se résume au mieux à une bonne approximation, elle ne nous donne jamais accès au réel, à la chose en soi, mais uniquement aux résultats de nos expériences, comme l’avait fait très tôt remarquer le physicien allemand Werner Heisenberg, un des fondateurs de la mécanique quantique. Rien ne nous permet de prétendre toucher de près ou de loin à l’entier de la connaissance.
Comme l’ont relevé plusieurs Frères dans le cadre de ce thème d’étude, et malgré des progrès indéniables comme la découverte de l’électricité ou des antibiotiques, les résultats néfastes du monde moderne et de la science dévoyée en technique sautent aux yeux : exploitation et extermination des peuples indigènes au nom du progrès et du rationalisme, pollution, dégradation de la planète, maladies chroniques physiques et psychiques, vide spirituel, etc. René Guénon a écrit en 1926 : « La civilisation moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable anomalie, de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, la seule qui ne s’appuie sur aucun principe d’ordre supérieur. » Dans la stricte orthodoxie de la pensée traditionnelle, Frithjof Schuon constate aussi que la science moderne, avec sa course vertigineuse, en progression géométrique vers un gouffre dans lequel elle s’enfonce, est un exemple de perte d’équilibre.
Dévastation spirituelle
La science moderne a pour effet, entre autres, de blesser mortellement l’esprit traditionnel et l’accès à l’initiation. Elle entraîne une véritable dévastation spirituelle. Le véritable ésotérisme n’est pas écouté, et l’est moins que jamais. Or, les organisations initiatiques telles que la nôtre peuvent rééquilibrer l’homme. La Loge a pour but de replacer et d’intégrer les Frères dans le cosmos, et c’est d’autant plus important dans une période où la contradiction par rapport à l’esprit des temps est aussi marquée qu’actuellement.
Chaque Franc-maçon devrait s’intéresser à l’ésotérisme, qui est la clé des enseignements dispensés en Loge. C’est d’autant plus vrai que la compréhension de ce monde est, au final, plus accessible que celle de la science, devenue largement impénétrable pour le profane. En outre, la démarche de l’ésotérisme est complètement différente, visant une humanité meilleure et se définissant par rapport à l’harmonie du monde et à la nature. Bien entendu, le monde ésotérique se meut sur un terrain en apparence incertain, parce que battu en brèche par le fameux principe : « prouvezle- nous ! » Il doit se battre avec des armes qui ne sont pas les siennes, et faire avec les charlatans de tout poil et ésotéristes de pacotille qui contribuent à obérer sa crédibilité.
Conjonction des opposés
Vouloir concilier science et ésotérisme revient à tenter de réaliser la conjonction des opposés chère à C. G. Jung. Le psychiatre zurichois a été l’un des rares esprits scientifiques qui soit parvenu à expliquer – notamment dans ses écrits sur l’alchimie – les diverses dimensions que peuvent prendre l’ésotérisme, la sagesse populaire, les rites sacrés, l’ouverture à un ailleurs indicible, ou encore l’observation de signes dont la masse a perdu toute notion. Le physicien Hubert Reeves disait : « C’est le grand art du psychanalyste Carl Gustav Jung qui lui a permis d’intégrer à ses analyses de l’âme humaine des discours ésotériques considérés généralement comme sans intérêt. Une récupération de trésors négligés dont le large éventail illustre l’incroyable variété des visions du monde conçues par l’esprit humain ».
En résumé, on pourrait dire que la science fait appel à la raison (l’équerre) et à l’intelligence, tandis que l’ésotérisme recourt davantage à l’intuition (le compas) et parfois à la croyance. Dans les deux cas, et l’histoire l’a largement démontré, un risque majeur est le dogmatisme. Pour la science, bien que tout ce qu’elle étudie et enseigne soit vérifié et prouvé, elle ferait fausse route si elle occultait l’aspect ésotérique qui accompagne tout être vivant ayant pouvoir de discernement. Pour l’ésotérisme, le danger est encore plus grand de voir l’une de ses composantes considérée comme la Vérité.
Depuis l’époque de Pythagore, la science a donc divorcé de l’ésotérisme, et celui-ci s’est rapproché de son étymologie, se concentrant sur la compréhension des mécanismes humains (de l’intérieur). L’ésotériste s’étudie lui-même, et les conclusions de son étude vont varier en fonction de sa propre évolution. L’ésotérisme est donc doublement subjectif : il a pour objet l’étude de soi et ses résultats dépendent de l’évolution personnelle de son sujet.
Entre rêve et réalité
Là où ésotérisme et science se rejoignent, c’est dans leur volonté de comprendre les phénomènes. Là où ils devraient idéalement se rejoindre, c’est dans la compréhension que l’intérieur et l’extérieur sont un tout et que le bonheur de l’individu est lié à l’harmonie de ce tout. C’est précisément là que les Francs-maçons et leur souhait de « rassembler ce qui est épars » ont un rôle à jouer.
Dans la Franc-maçonnerie, science rime avec conscience : les diverses sciences évoquées dans nos rituels ne demandent pas de démonstration, car elles sont un judicieux support de pensée pour border la voie montante et spirituelle de chaque Frère. C’est ainsi que chaque Franc-maçon va aller à sa propre rencontre, pour tenter de trouver son Moi profond, secret et sacré, intransmissible, qui devient donc ésotérisme. Une caractéristique majeure de la Franc-maçonnerie est de proposer une voie ascendante de spiritualité dans les Loges, tout en menant une vie profane qui va s’en trouver différenciée, enrichie, améliorée. De cette manière, « science et ésotérisme » résonnent dans nos Temples et au dehors. L’ésotérisme, le secret de notre démarche, n’a de sens que si nous amenons à l’extérieur les valeurs prônées par notre idéal.
Cet ésotérisme qui provoque, engendre le rêve et l’évasion, s’il ne veut pas devenir folie, doit se reposer, s’appuyer sur des fondements solides, scientifiques. Rêve et réalité : l’ésotérisme rejoint la science, et ainsi la boucle est bouclée.