Quel Secret?
Au fond de la boîte restait l’espérance…
S’entendre sur le concept de secret me semble un préambule à toute compréhension de la franc-maçonnerie. Il est des confusions qu’il vaut mieux éviter. Essayons d’y voir clair.
M. W. – Tradition, Lausanne (Revue maçonnique suisse: mai 2005)
Une cérémonie maçonnique se déroule dans un espace clos, i m p e rméable à toute ingérence extérieure. La loge est ce lieu matériel dont les murs, le toit et le sol sont présents pour délimiter un lieu symbolique créé pour le travail et la méditation, cet «athanor» à l’intérieur duquel l’oeuvre alchimique se réalisera est le temple. Cet espace s’inscrit à l’intérieur de la houppe dentelée ; le plafond de la loge étant représenté par la voûte étoilée (le Zénith), donc sans limites, et le sol par le pavé mosaïque (le Nadir), recouvert du tableau de loge. Celui-ci est dessiné au sol par le frère expert au Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA), ou encore a la forme d’une représentation gr aphique prédéterminée, comme c’est le cas dans d’autres rites. Ainsi, une cérémonie maçonnique pourrait théoriquement se dérouler en plein air, la nuit, dans une aire qui aurait été délimitée par une corde qu’on aurait pris soin de nouer à intervalles réguliers, les outils symboliques, le tableau de loge et le pavé mosaïque disposés naturellement à l’intérieur de cet enclos, sur le sol.
La loge est dite couverte.À l’extérieur de la houppe dentelée – à l’extérieur du temple – se trouve le Couvreur qui interceptera l’étranger rôdant alentour et voulant s’introduire dans l’enceinte sacralisée. Il préviendra le Tuileur qui, lui, se tiendra près de la porte, mais à l’intérieur du temple. Le Tuileur, s’adressant au 1er Surveillant, lui signalera l’intrusion. À son tour, le 1er Surveillant informera le Vénérable Maître qui autorisera (ou non) l’entrée au visiteur. Ce dernier sera alors «tuilé» par celui auquel incombe cette fonction.
Ce cérémonial n’a qu’un but: protéger le secret. Le secret. Le grand mot est lâché. La société profane, trop souvent infl u e ncée par l’opprobre jeté sur toute institution se targuant d’approfondir une quelconque forme de spiritualité, y voit aussitôt une action subversive, l’ombre des sectes s’étendre subrepticement, la noirceur de sentiments fuligineux – il n’y a pas si longtemps, la pratique de sacrifices sanglants, la magie noire. Il est vrai qu’au cours des siècles passés certains maçons comme Cagliostro ou autres théosophes tels Martinez de Pasquali, auquel succomba J.B. Willermoz, plus récemment les sinistres membres de la Loge P2, ont fait oublier qu’avaient existé des Fleming, des Schoelcher et bien d’autres.
La locution «société secrète» a nécessairement un sens péjoratif, à l’inverse des «services secrets» auxquels on attribue légitimement la vertu de rendre bien des services à la nation. De la même manière faut-il ne pas comparer le secret de l’instruction et le secret du confessionnal.
La compréhension du symbolisme implique un engagement
L’étymologie de «secret», de «sacré» et de «saint» est la même. L’espace sacré de la société secrète est un espace sanctifié. Cette proposition reste v a l able pour les langues modernes dont le latin est la langue mère. Pas une personne interrogée sur cent ne saurait répondre que la Bible est le centre virtuel de la loge maçonnique. Encore moins qu’elle est ouverte à la première page de l’évangile de Jean et qu’il y est dit qu’au commencement était le Verbe, et que les maçons ne restent pas passifs devant le Verbe: «son écoute nous redonne de la vigueur; elle nous fait bondir sur nos pieds, prêts à l’action. La fréquentation du Verbe nous permet une compréhen – sion personnelle du sens des textes, ainsi que le processus à l’oeuvre et le fruit qu’il porte».Ainsi s’exprime le père Laurence Freeman dans son introduction au dialogue entrepris avec le Dalaï Lama sur le thème Le Dalaï Lama parle de Jésus.
Ainsi pourrait s’exprimer un franc-maçon à propos des rituels dont l’étude et la pratique nous portent à la réflexion, à la méditation. Alors, comment imaginer que cette étude et cette pratique méditative puisse se faire en dehors d’un espace «sacralisé», secret? On me rétorquera qu’une église est un temple où les fidèles assemblés prennent part à la méditation du prêtre ou du pasteur, que tous peuvent y entrer, et que l’église est un espace sacré qui n’a rien de secret. À cela je répondrai que les fidèles assistent passivement aux cultes, même si la prière ou la communion les rassemblent plus intimement, alors que les maçons ont une part active aux tenues, que la compréhension du symbolisme implique un engag ement et une concentration créés par le «climat» construit par cette sacralisation de l’espace: le cérémonial du rituel de l’ouverture des travaux. Il y a des exceptions, bien sûr: Une assemblée de quelques croyants dans une petite église de campagne, transportée par la verve d’un prédicateur hors pair peut participer à la création du sacré, et là, souvent, à l’insu de tous, naît le secret d’un moment de grâce partagé.
À l’inverse, une tenue maçonnique rassemblant cent frères ou plus, n’aura pas d’autre signification que celle d’un spectacle où le sacré, ou bien encore le secret, ne sera plus qu’une illusion diluée dans les ors cérémoniels. De nos jours en Occident les pratiques religieuses ne sont plus les mêmes qu’en Asie; on ne verra plus dans nos sociétés de sâdhu (saint en sanskrit) extatiques au bord d’un trottoir, ni de musulmans prosternés vers la Mecque en pleine rue. L’exhibitionnisme religieux n’a plus cours, bien qu’il participe incontestablement d’une expression mystique collective des foules. Encore faut-il placer là l’alpha et l’omega de la pratique catholique romaine de la religion chrétienne: le faste des cérémonies vaticanes et l’austérité des franciscains.
Qu’y a-t-il entre nous ?
«Qu’y a-t-il entre nous, mon frère? – Un secret. – Quel est ce secret? – La franc- maçonnerie » . Ainsi commence un rituel du REAA (dit de1802). La
proposition figure d’entrée de jeu. Le secret est la chose partag é e , i n c o mmunicable dans le monde profane; il est le fruit du vécu en commun; on le sent passer, de mains en mains, au cours de la chaîne d’union. Des hommes qui se seraient affrontés, parfois avec animosité au cours d’une tenue, n’auraient pas l’audace de refuser de se tendre les mains à la fermeture des travaux. Il n’est évidemment pas question de comparer le vécu monastique et le vécu maçonnique. Cependant, lisons attentivement les propos du père Laurence Freeman dans l’ouvrage cité: «La connaissance intuitive (ou mystique) – on pourrait lire ici aussi bien: initiatique – est une expérience de la vérité qui ne peut se transmettre simplement comme on transmet des idées ou des croyances. Elle est spontanée et de même nat u – re qu’un don. Elle surprend quand elle survient, et pourtant on ne doute pas de sa réalité. Elle met dans la joie tout en faisant le calme en nous. La tradition monastique (initiatique?) pratique une forme de lecture spiri – tuelle, différente de l’étude ou de la lecture analytique, qui vise à l’éveil progressif de la connaissance intuitive chez le pratiquant». On est surpris par la concordance de l’esprit qui habite les deux voies. Cet éveil progressif à la conscience d’éléments subconscients nous ramène au tout début du chemin à parcourir, au cabinet de réflexion, là où nous fûmes «maintenus au secret», avant cet avatar initiatique que sera la réception dans le temple. Nos yeux ont conservé le souvenir de l’énigmatique acronyme VITRIOL. Cette «visite à l’intérieur de la terre» se déroule dans le secret, au-dedans de nous, inspirée par notre désir de la découverte. De notre découverte personnelle. Et peut-être celle beaucoup plus vaste de Dieu en nous. Et pourquoi pas d’une autre plus lumineuse encore: celle de l’Amour? A u sommet, toutes les voies se rassemblent. Le père Teilhard de Chardin n’avaitil pas coutume de dire: « Tout ce qui s’élève, converge »?
La construction humaine se fait dans l’ombre tranquille d’un atelier qui est notre inconscient, au calme, à l’abri de l’agitation extérieure, dans le secret de soi-même. Cette démarche n’est pas à la portée de tous. Elle implique une prédisposition spirituelle et intellectuelle, un amour inconditionnel de la liberté, une volonté d’ap p r o fondissement de la conscience, une forme personnelle, souvent non révélée de l’éthique, qui n’empêche pas une extraversion surdimensionnée de l’ego, nécessaire à l’initiat i v e , au stoïcisme dans l’épreuve. Les voies monastique et initiatique se rejoignent. Le secret est le même. La progression est lente, celle de la recherche du secret à l’intérieur de soi-même.
Origène, dès le IIIe siècle, avait préconisé plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation des Écritures que l’on peut appliquer à celle des symboles contenus dans les rituels. D ’ abord une première lecture du sens littéral du texte (ce sera la lecture de l’apprenti); ensuite une deuxième lecture, celle du sens moral, de la compréhension des réactions des caractères, des types ou des symboles qui nous édifient (peut-être ici la lecture du compagnon). Ensuite, accéder au sens «allégorique» ou initiatique par lequel nous sommes élevés au-dessus de nous-mêmes et absorbés dans le logos (la lecture de la maîtrise). Nous sommes loin de la vision profane, péjorative, attribuée au secret de celui qui n’a pas la conscience tranquille. Le secret est ainsi lié au mystère, et le mystère au silence. Le concept de Dieu en tant que non-être, invisible, innommable, immanent, reste un my stère profond, inexprimable.
Il y a quelques années, un de mes excellents amis maçon m’ayant demandé en souriant de lui donner ma définition du «secret maçonnique», je l’avais attiré à l’écart dans une pièce de ma maison. Sur une table, je savais qu’il y avait une petite boîte en argent ciselé. Je lui montrai la boîte et, sur le ton de la confidence, lui dit que le secret était dedans et qu’il fallait qu’il l’ouvrît.Mon ami ne me crut pas une seule seconde, mais joua le jeu et accepta d’ouvrir la boîte en souriant. Il n’y trouva rien; la boîte était vide. Je lui expliquai alors que, sans qu’il le vît, sous l’effet du souffl e divin, Epiméthée s’était uni à Pandore, que de cette union étaient nés tous les Arts, qu’ainsi, tous les maux de la terre s’étaient dispersés et, qu’au fond de la boîte, restait l’espérance… Je lui fis jurer qu’il garderait le secret. Il jura.