Le Tronc de la Veuve, des origines jusqu’à nos jours
La dénommée « veuve » est omniprésente en franc-maçonnerie. Chaque initié est censé être l’un de ses enfants. On fait souvent remonter cette tradition à l’ancienne Egypte. Il y est question du récit mythique d’Isis et d’Osiris, la première étant à la fois l’épouse et la soeur du second. Considéré d’essence divine, le couple gouverne leur royaume dans la justice et la paix.
Jaloux, avide de puissance, le frère d’Osiris prénommé Seth trame l’assassinat du roi. Le fratricide renvoie à ceux de Caïn contre Abel, de Romulus contre Rémus et à combien d’autres motivés par la course au pouvoir et la préséance personnelle. Son forfait accompli, le meurtrier cache le corps d’Osiris et sa veuve n’aura de cesse de le rechercher. Elle y parviendra, mais Seth remettra la main sur le cadavre, ayant soin cette fois de le découper en menus morceaux afin qu’il ne soit plus possible de le reconstituer dans son intégrité. Macabre opération, s’il en est. Isis réussira néanmoins non seulement à récupérer les restes de son époux, elle va encore le remembrer littéralement des pieds à la tête. Elle le restaure, pièce par pièce, sans oublier le membre reproducteur puisqu’ils donneront naissance à Horus, futur pharaon et continuateur de leur règne avisé. Le Musée du Caire expose un bronze montrant Isis allaitant son fils, scène préfigurant celle de la « Vierge à l’enfant » si souvent représentée dès le XIe siècle de notre ère.
Dans ce processus de remise en place d’éléments éparpillés aux quatre vents on peut voir une illustration de la devise maçonnique consistant à « réunir ce qui est épars », ou de l’atomisation des Frères dans toutes les parties du globe et qu’il importe de rassembler sous un même idéal et vers un objectif commun.
Reprendre force et vigueur
Ainsi va la légende, ainsi se déroule la saga héroïque du couple royal avec les péripéties surnaturelles qui leur sont associées au gré de l’imaginaire fertile des Anciens. On en connaît désormais plusieurs versions, les unes et les autres se complètent ou se contredisent suivant les interprétations que l’on peut en faire.
Toujours est-il que la première quête d’Isis, partie à la recherche de la dépouille d’Osiris, est couronnée de succès car elle finit par la découvrir dans le tronc creux d’un vénérable tamaris, acacia ou sycomore, selon les cas. Telle est l’origine du Tronc de la Veuve. C’est précisément là, dans l’espace exigu de cet « arbre de vie », qu’a lieu un miracle avant la lettre. Le défunt reprend force et vigueur grâce aux soins attentionnés de la femme providentielle. De substantielles nourritures alliées au réconfort moral et certainement à l’intervention favorable des dieux permettent au malheureux de reprendre pied parmi les vivants. Le don généreux sauve des situations au départ perdues.
Le tronc de l’arbre de vie est devenu la bourse des aumônes dans la loge
Le monde grec se dotera d’une mythologie semblable. La tradition occidentale ne sera pas en reste et les exemples abondent. L’un d’eux est la « Vierge du pilier » dans la cathédrale de Chartres. Veuve en latin se dit vidua, soit le vide, un emplacement vacant, une vacuité qui n’est pas un néant mais un lieu où quelque chose manque, en attente d’être occupé. Ainsi, par les vertus du folklore antique le Tronc de la Veuve est devenu à proprement parler la bourse des aumônes dans la loge. Prête à être comblée. Pensonsy lorsqu’elle passera à notre portée sur les colonnes. « La nature a horreur du vide », affirmait Descartes en 1644 dans Principia philosophia.
Passage d’une légende à une autre
Dans son ouvrage Les Francs-Maçons enfants de la Veuve ( MdV Editeur, 2012 ) Elvira Gemeinde souligne que la souveraine d’Egypte « fait venir au jour et met en mouvement l’âme spirituelle dans le corps des êtres. Elle donne aux initiés la conscience de la vie et la vie en conscience. » On rencontre aussi l’expression « dame de l’acacia ». Or, qui dit acacia dit Hiram, et de sa légende a été extraite l’idée d’une descendance immaculée en vigueur chez les maçons du monde entier. L’architecte du Temple de Salomon était, nous dit-on, le fils d’une veuve de la tribu de Naphtali comme le précise l’Ancien Testament ( I Rois, VII:14 ). Il est cependant généralement admis que la franc-maçonnerie dans son ensemble devint veuve après la mort, tout aussi brutale que celle d’Osiris, du biblique bâtisseur. Cela étant, maints auteurs spécialisés estiment abusive la relation établie entre les légendes isiaque et hiramique. Qu’à cela tienne, il s’agit en l’occurrence de faire la part des éléments mythiques et de ceux relevant du symbolisme. Il existe à travers l’espace et le temps quantité de faits et gestes non avérés qui n’en ont pas moins une signification et une valeur indiscutables sur le plan spirituel, voire psychologique.
Nous retiendrons que dans de nombreuses représentations peintes ou gravées le don désintéressé est d’essence féminine. Dossier 13 Histoire ancienne et ésotérisme ici se rejoignent parfaitement avec la notion de l’offrande aux plus démunis d’entre les êtres. Image associée à la Mère Nature, ou à la Mère universelle pourvoyeuse de bienfaits. Nous sommes de toute façon au coeur de la pratique altruiste. La philanthropie, la charité et tous leurs synonymes sont inséparables de l’Art Royal dans son essence. Ils figurent au centre de notre charte éthique, au même titre que l’esprit de tolérance, le souci de la justice ou encore la liberté de pensée. On ne saurait concevoir une seule loge digne de ce nom où l’assistance à autrui serait absente. Un texte de 1773 signé Enoch insiste sur le devoir de bienfaisance. Il souligne le rôle de « la fraternité grâce à laquelle les francsmaçons essaient de s’entraider et de secourir les autres citoyens dans le besoin. » Notons la mention des « autres citoyens » signifiant que la générosité ne s’exercerait pas en vase clos.
Chaque Grande Loge entretient un fonds de bienfaisance. Des associations ou fondations lui sont parfois liées. Au niveau local, l’atelier recueille les dons pour les gérer de manière autonome. Parmi l’assemblée circule le Tronc de la Veuve. J.T.