Le sens de la vie en temps de crise
Chaque fois que l’humanité vit une crise majeure, les hommes éprouvent le besoin de dépasser leur banalité. Pour beaucoup d’entre eux, cette situation est le déclenchement d’un processus de recherche des tenants et aboutissants du conflit ainsi que d’une analyse des conséquences pour lui, sa famille et son pays.
A. M. – Fidélité et Prudence, Genève (Revue maçonnique suisse: janvier 2010)
Ce qui motive une telle attitude c’est bien sûr, en premier lieu, la peur de souffrir et de perdre les acquis sociauxprofessionnels, puis dans un deuxième temps la nécessité impérieuse de calmer la révolte qui gronde dans le for intérieur. Le sentiment d’injustice est souvent le moteur qui entretient cette prise de conscience. Plus il est fort et entretenu, plus il développe des réactions contrastées selon le niveau, justement, de conscience. Au bas de l’échelle l’homme s’abreuve à la source des idéologies, de la propagande qui définit les stéréotypes de la politique dominante. Au sommet de l’échelle l’homme utilise sa raison et son esprit critique voire ses convictions intimes pour définir un comportement qui tient compte de la réalité familiale mais aussi de l’évolution du genre humain. Ces deux attitudes et toutes celles comprises entre les deux pôles, pour importantes qu’elles soient dans la résolution des tensions psychiques, restent profondément insuffisantes en regard de la réalité métaphysique. Il en résulte que l’homme est insatisfait et qu’il a l’impression d’être un jouet manipulé par un chef d’orchestre dont il peut identifier les gesticulations mais en aucune façon influencer sa volonté.
Cette impossibilité d’être un acteur de la réalité du conflit est très frustrante et amplifie encore la soumission à l’information. L’enchaînement rapide des faits non soumis à une critique objective aveugle en quelque sorte la lucidité, et développe pour les plus faibles un comportement défaitiste et pour les plus forts un besoin d’en découdre le plus rapidement possible. Ainsi, la nature reprend vite ses droits puisque nous retrouvons chaque fois que la peur s’installe l’avènement des instincts primaires définis par le couple dominant/dominé. Dans cette disposition le cercle est fermé puisque seuls les instincts de survie dictent les comportements sociologiques. Sans possibilité de libération par le haut, tout se passe à l’intérieur du cercle, dans le seul plan possible, celui où les faits naissent et meurent à l’infini, sans espoirs d’évolution et dans un désert spirituel.
Toutes les voies qui enrichissent
À ce stade de l’analyse, en tant que francmaçon nous devons nous poser la question du sens de notre quête initiatique en situation de crise morale et de ses rapports avec la psychologie, la raison, la vie et l’Esprit. Etre initié signifie accepter la voie du sens de la vie par le sens de la mort. Celle-ci est fondamentalement distincte de la voie du sens de la vie par la révélation des dogmes et des sacrements chrétiens. Ce distingo est fondamental quant à la compréhension de ce qui va suivre, et non exclusif puisque l’initiation maçonnique accepte toutes les voies qui enrichissent l’acte de transcendance. Elle part du principe de base que tout est en nous, y compris l’intentionnalité primordiale, ce qui bien sûr laisse ouvertes toutes les possibilités de recherche. Mais elle présuppose que la confusion des genres nuit à la lucidité intérieure, ce qui signifie qu’il faut choisir une voie principale et si possible s’y tenir. D’autre part, si le sens de la vie passe par la quête initiatique maçonnique, elle demande une exigence supplémentaire qui consiste à rejeter tout ce qui est superficiel et non adapté à une quête d’ordre métaphysique. Il existe en effet chez l’homme de multiples possibilités de s’abriter derrière des croyances moralistes telles que celles de l’idolâtrie du travail, des progrès techniques et sociaux. Toutes les actions moralistes accordent aux actions humaines une valeur en soi, mais elles ne sont en fait que des artefacts créés dans le substrat d’une idéologie dominante, en l’occurrence aujourd’hui le néo-libéralisme, pour entretenir la confusion et façonner le libre arbitre vers les principes de nécessité.
Il en sera ainsi de même pour tous les idéalismes humanistes. Nous devons faire très attention à ne pas tomber dans le piège d’un humanisme athée et matérialiste, dont la seule fonction est d’attribuer de l’importance à l’homme pour l’homme, ni dans celui d’un humanisme théiste dans lequel toutes les actions sont des actes de reconnaissance envers le créateur du monde.
La confusion extrême pour l’entendement humain apparaît lorsque l’humanisme matérialiste rejoint l’humanisme théiste. Un exemple de cette attitude est fourni aujourd’hui par la guerre en Afghanistan où, au nom de Dieu, on tue et en même temps on parachute des vivres.
Le paradoxe métaphysique est total lorsqu’il est vécu dans un idéalisme sentimental. C’est pourquoi il faut vaincre avec acharnement tout ce qui nous sépare du principe universel.
C’est dans ce parcours escarpé, violent, souvent à la limite de la fracture, qu’apparaît en point de mire la lucidité intérieure et la clarté intuitionnelle qui fortifie notre courage à affronter la réalité de la dualité.
Dans l’apprentissage de la vie communautaire maçonnique, le jeune apprenti vit ce parcours en respectant la loi du silence. Cela n’est pas anodin car c’est dans la méditation et la recherche sublime de sa vérité qu’il peut entrevoir le reflet de ce qu’il recherche, c’est-à-dire donner un nom à sa vie et y trouver un sens. Nommer sa vie c’est découvrir, bien sûr, une part d’objectivité ; c’est accepter une potentialité universelle qui éclairera ses travaux. En dépassant la dualité et en allant au-delà des notions du Bien et du Mal, il s’affranchira alors de l’erreur moraliste qui veut le dissoudre dans la banalité. Rappelons que le sens de la vie passe par le sens de la mort, et que le sens de la mort passe par la quête initiatique qui développe le discernement.
Au-delà de la banalité
Mais qu’est ce que le discernement ? C’est avant tout la possibilité de distinguer le réel de ce qui ne l’est pas. En maçonnerie il existe deux symboles utiles dans ce travail, le miroir et l’Etoile flamboyante. Par cette dernière le maçon peut espérer se situer dans le monde terrestre, cosmique et éternel. Le discernement, à ce stade, est vraiment savoir distinguer sa réalité dans l’unité. Sur terre l’on vit dans la dualité et l’on est enfermé dans une banalité où tout se déroule indéfiniment et sans but. Dans une telle situation, comment trouver du sens à l’histoire des hommes, sans chercher le sens de la souffrance et quel est le sens de la souffrance puisque sa limite est définie par la mort ?
L’Etoile flamboyante nous oblige à regarder au-delà de la banalité et de la dualité. Elle exige un choix, et une sorte de jugement qui est d’accepter profondément que l’Esprit vivifie et que la lettre tue. Lorsque ce choix est fait en son âme et conscience, le discernement s’estompe puisque l’homme a vaincu la dualité et qu’il est dans la pure essence. Il se trouve dans le domaine des potentialités et des relations. Là, il peut vraiment créer et redécouvrir sa dimension cosmique et son amour infini de la lumière.
L’aventure humaine commencée il y a fort longtemps peut donc se poursuivre dans l’objectivité, dans cet état particulier de l’initié qui a accepté le sacrifice symbolique comme voie de salut et hors de tout sentimentalisme moral. Ainsi, les guerres ne seront pour lui que la résultante de la vanité humaine qui prône la banalité et l’irresponsabilité. Ainsi, verra-t-il avec douleur les hommes enfermés dans leurs dogmes idéologiques rester les esclaves d’eux-mêmes ? Egalement imaginera-t-il les initiés armés du glaive de la justice reconstruire avec l’aide de l’amour une société où l’harmonie et le bien-vivre ensemble reflèteront les diversités ethniques ?
Signalons que cette société idéale ne pourra se réaliser que si l’énergie destructrice, profondément ancrée dans la nature humaine se transforme en énergie reconstructive, à l’instar des réactions nucléaires dans le soleil qui réchauffe la terre. Nous comprenons bien qu’une telle transformation ne peut se faire sans une éducation adéquate ni sans acceptation d’un principe universel qui transcende tous les liens qui fondent la réalité. La préservation de la liberté de conscience a un prix et suppose a priori que la règle du jeu soit connue et respectée de tous, même si le jeu n’existe plus ou, pire, s’il est en moi tapi à l’ombre de mon ignorance.
Donner du sens à sa vie
À côté de l’Etoile flamboyante symbolisant l’Esprit, il y a le miroir qui rappelle l’impérieuse impossibilité d’agir en haut tant que l’ego n’a pas été sacrifié. Mais comment sacrifier l’ego s’il n’existe pas une cohérence psychique structurant la réalité duale par la raison ? En maçonnerie, cette lucidité est nourrie du devoir qui, jaillissant de la loi morale et de l’éthique des droits de l’homme, définira pour chacun de nous le chantier dans lequel nous serons les vrais constructeurs d’une société nouvelle malgré les affres de la crise.
Le miroir reflète ce qui unit, mais aussi ce qui discrimine. Comprendre cette subtilité revient encore une fois à choisir entre cela enflammant les coeurs et cela les assèchant. En effet, rompre le lien avec la Lumière c’est développer l’orgueil de la condition humaine, c’est vouloir magnifier la raison raisonnante et le veau d’or, c’est à nouveau entretenir le cycle infernal de la banalité.
Mais lorsque le miroir rassemble ce qui est épars il révèle une lumière inspiratrice d’une réalité métaphysique qui enjoint le franc-maçon, dans le théâtre de la vie humaine, à ne voir qu’un seul spectateur dans la salle : sa conscience. Une fois reconnue et respectée, elle guidera ses pas et donnera du sens à sa vie quelle que soit la nature des crises de la société.