L’Acte de Médiation, un tournant historique

Un événement commémoré dans notre pays en 2003

J.-F. P. (Revue maçonnique suisse: mars 2003)

Assurer la neutralisation armée des Alpes, telle est la mission confiée à la Suisse lors de cette grande réorganisation de l’Europe que fut le Congrès de Vienne (1814-1815). Le but visé: permettre l’équilibre des forces en présence sur le continent et, ainsi, contribuer à la paix. Dès lors les gardiens de la mémoire historique, relayés par les maîtres de l’enseignement primaire et secondaire, vont s’attacher à présenter une Suisse fière d’une indépendance et d’une démocratie remontant en droite ligne au Serment du Grütli et au Pacte de 1291. Il convenait alors de passer sous silence l’apport étranger, plus particulièrement de la France républicaine, lors de la douloureuse gestation de la Suisse moderne allant de 1798 à 1813. Dommage, car une juste compréhension de cette période peut aider à éclairer notre marche vers l’Europe unie.

La bataille est engagée

Au 18e s. la Suisse a bien oublié les principes d’égalité et de solidarité des trois cantons waldstätten fondateurs de 1291. Une oligarchie aristocratique s’est progressivement imposée à la tête de ces villes-Etats que sont les cantons urbains. De fait leurs liens avec les cantons ruraux se sont distendus. En annexe, il y a les cantons alliés ou sujets (des baillages communs). Cet ensemble hétéroclite se maintient à condition que rien ne change. C’est précisément ce qui exaspère des patriotes aiguillonnés par la Révolution française. A l’instigation de Frédéric- César de La Harpe, notable vaudois et franc-maçon très actif, certains signeront, le 9 décembre1797, une pétition demandant au Directoire de la jeune République française^d’intervenir directement afin de libérer le pays de Vaud de la tutelle bernoise. Le 5 mars 1798, les troupes du Directoire engagent la bataille contre les confédérés à Laupen. Le soir même les Français sont à Berne et volent le trésor de la ville qui, paraît-il, servira à financer la campagne d’Egypte et, affront suprême, les ours, vivants symboles de la cité, sont transférés à Paris. C’est la fin de l’Ancien Régime en Suisse. Le 12 avril 1798 le Bâlois Pierre Ochs, président du Sénat helvétique, franc-maçon affirmé, proclame du balcon de l’Hôtel de Ville d’Aarau la fondation de la République helvétique, elle sera «une, indivisible, démocratique et représentative ». En contradiction avec la mentalité et les traditions des confédérés, cet Etat centralisé à l’extrême vivotera au gré des tentatives de putsch et va sombrer dans la guerre civile. La totale résistance de la Suisse centrale est réprimée avec cruauté par les troupes françaises. Ce marasme est illustré par la fin tragique de l’éminent philosophe zurichois Johann-Kaspar Lavater, ministre des Saintes Evangiles, inventeur de la physiognomie, frère de sang du franc-maçon Diethelm Lavater. D’abord favorable à la Révolution française, il dénonce la conception erronée de cette République helvétique trop unitaire. Exilé à Bâle, il revient malgré tout à Zurich. Alors qu’il soigne des soldats français il est tué par l’un d’eux qui lui reproche le contenu soit-disant antirévolutionnaire de ses prêches.

Emancipateur intéressé de la Suisse

Devenu Premier Consul à la suite du coup d’Etat du 18 brumaire an VIII – 9 nov. 1799, Napoléon Bonaparte observe l’évolution politique de cette République helvétique qui lui tient tout particulièrement à cœur depuis son passage des Alpes au Grand-Saint- Bernard le 21 mars 1800 et la campagne d’Italie qui suivit. Le futur empereur envisage que cette Helvétie et ses montagnards sont un solide bastion ami et contrôlé, protégeant le sud-est de son pays. En signant le Traité de Lunéville avec l’Autriche, le 9 février 1801, ce Premier Consul achève l’émancipation complète de l’Helvétie envers la maison des Habsbourg. Emancipation presque acquise en 1648, lors des traités de Westphalie, par le roi de France en faveur des «ligues de la Haute-Allemagne» comme était alors appelée la Confédération suisse. Ce traité de Lunéville enjoint entre autres à l’Autriche de céder à la France, qui les transmettra à la République helvétique, le Fricktal et la rive gauche du Rhin entre Zurzach et Bâle. Notre actuelle confédération prend corps. Ce qui préoccupe surtout Bonaparte est la situation intérieure de cette République helvétique risquant de disparaître dans une guerre civile entre unitaires et partisans de l’Ancien Régime. Il élabore une première esquisse de Constitution qui sera dénommée «projet de la Malmaison», du nom du château où il fut rédigé. Il prévoit dix-neuf cantons avec leur Constitution, des diètes cantonales, une diète générale, un sénat de vingt-cinq membres et un Conseil exécutif de quatre membres présidés par deux landamanns. Les élections sont à deux niveaux. Les municipalités élisent des électeurs qui désignent les membres de la diète générale. Toute distinction entre confédérés alliés et sujets est supprimée, un mode égalitaire et uniforme des conditions d’éligibilité est établi. Ce projet est adopté par le pouvoir législatif de l’Helvétie le 29 mai 1801. En juillet 1802 les troupes françaises se retirent de notre pays, qui sombre alors dans le marasme. Le Premier Consul décide d’imposer sa solution. Le 30 pluviose de l’an XI (19 février 1803), après deux mois d’intenses négociations avec les représentants de la République (la Consulta) et supervisées par quatre éminents sénateurs dont Fouché et Roederer, Napoléon donne son Acte de Médiation aux délégués d’une Suisse qui allait droit vers une dislocation.

Vers la Suisse moderne

La Constitution qui en découle reprend le projet de la Malmaison mais rend aux cantons une plus grande autonomie, trop pour certains. Bonaparte a gardé de nombreux éléments du droit public de l’ancienne Confédération, ainsi les institutions de démocratie directe pour les cantons de la Landsgemeinde, ainsi que le principe du fédéralisme pour l’ensemble du pays. En complément il a conservé des principes de droit public de la Révolution française, ainsi l’égalité de tous les territoires de la Confédération et de ses habitants. L’Acte de Médiation signifie donc bien la naissance de territoires sujets devenus cantons à part entière, soit Vaud, Argovie, Thurgovie, le Tessin, de même que le canton de St-Gall créèrent des éléments disparates et soudés grâce à l’entregent et à l’habileté de Karl Müller von Friedberg, personnalité originale et patriote de grand mérite. Quant aux Grisons devenus «République souveraine des trois ligues» ils entrent dans la Confédération helvétique en 1803 aussi grâce à la politique et à l’Acte de Médiation du Premier Consul. Conjointement, celui-ci nomme le comte Louis d’Affry, citoyen de Givisiez près de Fribourg, premier landamann de la Suisse et président de la Diète fédérale. Cette dernière a son siège à

Fribourg, qui devient par là-même capitale. Si la Suisse est devenue liée à la France avec obligation de lui fournir 12 000 soldats pour ses entreprises guerrières, il n’en demeure pas moins que son existence même a été sauvegardée grâce à Bonaparte. Le projet de Constitution rédigé à la Malmaison par ce génie militaire et politique a servi de matrice à son Acte de Médiation, qui formera la base de la révision constitutionnelle de 1832-33, laquelle engendrera la Constitution de 1848, naissance, après gestation bien tourmentée, de la Suisse moderne. Certes, après la défaite de Napoléon à Leipzig en 1813 la Diète fédérale était incitée à proclamer notre stricte neutralité et la déchéance de l’Acte de Médiation. Elle a eu l’intelligence de s’en tenir à la forme et d’en conserver l’esprit et l’essentiel, ainsi le découpage des cantons et leur égalité inscrite dans le Pacte fédéral de 1815 justement. L’habileté de nos diplomates à ce congrès aura fait disparaître l’allégeance de notre pays à la France. La mission d’assurer dès lors la neutralité armée nous aura permis d’éviter les malheurs et douleurs de conflits militaires, dont ceux de deux guerres mondiales. Maintenant que la dite mission n’a plus la même raison d’être il s’agit de repenser notre pays, en étant conscient que nous sommes aussi dépendants des autres.