La cohabitation des cultures : une réalité multimillénaire
Le multiculturalisme en tant que cohabitation de communautés aux intérêts divergents semble s’essoufler. Aujourd’hui, certains chefs d’Etat et non des moindres n’hésitent pas à qualifier d’échec les différentes politiques d’intégration menées jusqu’ici, ayant évalué leurs limites sur le terrain. Si en revanche on considère le multiculturalisme comme présence sur un même sol de personnes appartenant à des horizons géographiques dissemblables, alors il existe pratiquement depuis toujours.
En fait, depuis que les hommes se déplacent pour trouver leur bonheur ou leur survie hors de leur biotope naturel. Il s’agissait à l’origine avant tout de disposer de meilleurs territoires de chasse. Les raisons d’aller voir ailleurs sont évidemment multiples. Au nombre desquelles il y a la simple curiosité de changer d’air pour améliorer son sort, comme la chèvre de Monsieur Seguin présumait l’herbe plus verte sur l’autre versant de la montagne que dans son enclos. Ce sont des émigrants volontaires qui dès l’aube des temps cherchent des conditions d’existence conformes à leurs voeux légitimes. D’autres exilés, assurément les plus nombreux, prennent la route pour fuir un régime despotique, la famine, les séquelles d’une catastrophe naturelle et autres calamités. Ils repartent de zéro dans l’espoir d’assurer l’avenir de leur descendance. Entre ces deux cas de figure se trouvent toutes les situations intermédiaires que l’on peut imaginer. Rien de nouveau sous le soleil dans le mouvement migratoire. L’implantation de nouveaux arrivants engendre souvent un regain de prospérité en maint domaine sur la terre d’accueil, et souvent aussi, hélas, des tensions, de l’hostilité voire de la haine qui ne demande qu’à se transformer en conflit ouvert. Les littératures antiques nous en offrent de vastes exemples.
« L’étranger sera volontiers un barbare si ses coutumes ne sont pas les nôtres »
D’abord avec L’épopée de Gilgamesh, la plus ancienne qui nous est connue. Elle remonte à 5’000 ans avant notre ère. L’Histoire, a-t-on coutume de dire, remonte à Sumer, dans cette région d’abondance de basse Mésopotamie où des nomades venus d’un peu partout se sédentarisaient, théâtre d’un melting-pot de populations englobant quasiment l’ensemble du Proche-Orient. C’est le premier exemple de multiculturalisme effectif. Beaucoup plus tard viendra Homère, pionnier de la culture occidentale qui met en scène Ulysse dans des périples, initiatiques à bien des égards, au cours desquels il côtoie des tribus parmi les plus insolites que l’on puisse envisager. L’aède itinérant décrira aussi la guerre à outrance que se livrent Grecs et Troyens.
Les mythes et légendes se nourrissent le plus souvent de confrontations mettant aux prises des belligérants de souches différentes, occasion de stigmatiser à l’envi les tares de l’adversaire. Ainsi naissent les préjugés sur ceux qui ne nous ressemblent pas. L’étranger sera volontiers un barbare du fait que ses us et coutumes ne sont pas les nôtres. À propos de la pièce d’Eschyle Les Suppliantes le professeur belge André Bernard note que d’après le dramaturge « les Egyptiens aux yeux des Grecs sont des individus bizarres, des mangeurs de papyrus, des buveurs de bière, des bureaucrates noyés dans la paperasserie, tandis que les Grecs sont des mangeurs de pain, des buveurs de vin, des gens croyant davantage à la parole donnée qu’au traité couché sur le papier. »
Jugements subjectifs, jugements intempestifs
La charge contre les Egyptiens se poursuit puisque selon notre auteur le prosateur Herodote les voit qui « se nourrissent d’épeautre, non de grain. Ils pratiquent la circoncision. Ils écrivent de droite à gauche. » Le reste à l’avenant. N’est-il pas curieux que pour dénigrer l’étranger on évoque en premier lieu ses habitudes culinaires ? De nos jours des esprits peu subtils parlent encore de mangeurs de choucroute, de rosbeef, de cassoulet, de bortsch et nous en passons. En bref, le civilisé est forcément soi-même, le primitif celui d’en face. Il faudrait peu, cependant, pour inverser les termes et retourner la situation en faveur du lésé. Tout dépend du bout de la lorgnette par lequel on regarde.
Il demeure que les grandes réalisations de l’humanité se font lorsque les uns apprennent des autres. Le génie est une entreprise à plusieurs entités. Dans le préambule à son étude Le Temple de Salomon Jean Bénédict écrit : « Les peuplades comprises dans ce qu’il est convenu d’appeler le Croissant fertile ont fondé pendant la préhistoire et la protohistoire le foyer le plus important de l’Occident. Certainement en contact avec les civilisations orientales, notamment de l’Inde et de la Chine, elles en ont subi les influences dans le domaine philosophique, religieux et architectural. » Sur le chantier du fameux temple, précisément, se retrouvaient des ouvriers issus des contrées voisinant la terre d’Israël, certainement de plus loin encore. Idiomes et traditions fourmillaient dans un périmètre restreint. Le long recul du temps nous fait idéaliser ces communautés de travailleurs, on les imagine oeuvrant en paix, animées d’un élan fédérateur, or la chronique est moins lénifiante et fait état de rivalités ethniques tenaces.
« L’ouverture au monde est d’abord une affaire de sensibilité individuelle »
La Bible regorge de scènes de confrontations, elle qui avec le récit de la Tour de Babel nous offre l’éloquente illustration d’un multiculturalisme anéanti dans ses ambitions. Ayant perdu la langue commune les hommes ne se comprenaient plus. Il régnait un état de confusion délétère. Le Livre nous dit ce qu’il en advint : destruction de l’ambitieuse tour suivie de la dispersion aux quatre vents de ses artisans. Mais considérons les histoires bibliques pour ce qu’elles sont, et en tout bien tout honneur n’allons pas au-delà de ce qu’elles peuvent nous communiquer.
Le lointain et le proche
S’ouvrir concrètement au monde afin d’en considérer les infinies complexités dépend davantage des individus que des institutions. Pensons aux grands navigateurs du passé, les Vasco de Gama et autres Magellan qui à leurs risques et périls s’aventurèrent au devant de continents inconnus. Pensons au marchand vénitien Marco Polo parti sur les routes de l’Asie réputée impénétrable, jusqu’aux confins de la Chine. « Il est le premier voyageur européen à avoir constaté par soi-même les choses, dans une totale liberté d’esprit ; à ce titre il est irremplaçable, inimitable », écrit A. t’Serstevens. Il vivra de nombreuses années en symbiose culturelle avec ses hôtes tout en restant Marco Polo, négociant de la Sérénissime, démentant par là l’idée que l’on perdrait son âme à trop fréquenter l’étranger. Entre autres richesses il ramena de ses expéditions les… pâtes alimentaires, qui de l’Italie se répandront partout.
Nul besoin, toutefois, d’aller chercher les rencontres au bout de la planète. On peut découvrir un univers en se rapprochant de son voisin de palier. Et lorsqu’en loge nous nous tournerons vers Untel, demandons-nous si nous le connaissons vraiment. J.T.