Jeunesse et Franc-Maçonnerie
Il n’est que de se mettre à l’oeuvre
Ce thème se veut instructif car il pose un problème de fond dont l’importance n’est pas à négliger. Il est donc utile de le considérer avec un peu de recul car l’intention qui y préside est de vouloir intéresser les jeunes à notre ordre.
M. B. – Progrès et Vérité, Bex (Revue maçonnique suisse: décembre 2006)
La maçonnerie compte à nouveau ses membres et relève que nous ne sommes pas assez nombreux, que la moyenne d’âge est trop élevée et qu’il est nécessaire d’avoir du sang neuf. Cette démarche n’est pas exceptionnelle, elle est parfaitement dans le ton de l’époque. Seulement, il convient de vérifier si pareille option est justifiée ou non. S’il s’agit de problèmes d’intendance, cela peut se comprendre. Dans une autre perspective, en revanche, cela n’est pas forcément nécessaire. Notre recherche va par conséquent s’articuler autour d’une définition de la jeunesse.
La vie humaine est généralement définie entre la naissance et la mort. Nous observons que nous ne parlons plus de venue au monde qui suppose un avant, ni d’un après la mort, particularités qui donnent une autre dimension à la vie humaine. Tout au plus s’intéresse-t-on à l’être se trouvant dans la matrice de sa mère, mais sur un plan purement psychologique, afin de savoir si cette période de grossesse – on ne parle plus d’espérance – a été vécue dans le calme ou avec des perturbations traumatisantes. Le cours de l’existence en dépendrait ensuite.
Dès les premiers vagissements le nourrisson est happé. Il est impossible de passer hors du système, qu’il soit biologique ou social. Ce dernier, issu du premier, tente de le modifier pour satisfaire son fonctionnement propre. Par exemple, on veut aujourd’hui faire travailler les gens bien au-delà d’un temps biologique (qui, lui, demande un arrêt d’activité plus précoce) sans comprendre qu’il y a un temps pour tout.
Il y a un inexorable développement de la naissance au décès, et ce développement suit des phénomènes indiscutables. Un enfant perd ses dents de lait vers l’âge de six à huit ans, ni avant ni après. C’est dire que notre développement s’inscrit dans une succession de phases dont la durée a été déterminée par l’addition des alternances du jour et de la nuit, des phases de la lune et des saisons. C’est après un certain nombre de ces cycles, traduits entre autres par un mouvement d’horloge et de calendrier, que la voie de l’enfant mue et s’installe dans une tonalité plus grave, définissant sa sortie du temps de l’enfance.
Dans cette expression de cycles totalisés, la durée quantifiée prend une grande importance et sont définies des périodes appelées âges de la vie. Il y a l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte, l’âge mûr, puis la vieillesse. On peut toujours introduire des subdivisions qui ne changent pas grand chose à ces phases principales. Cette linéarité est inexorable et l’existence humaine y est de plus en plus assimilée et réduite. Mais, nous ne voyons pas que cette modalité est particulièrement exclusive. En découpant l’existence en tranches aussi précises, on ne retient que la réalité physique de chaque période, chacune se séparant de l’autre, comme s’il s’agissait chaque fois d’une autre personne. On est jeune entre 20 et 40 ans, pas plus. Après, on rejoint les anciens et actuellement les marques de l’âge sont mal perçues.
Dans cette tranche de l’existence nous sommes encore en phase ascendante. C’est la période où nous construisons et établissons notre vie. Nous allons fonder un foyer et nous aurons un ou plusieurs enfants auxquels nous devrons subvenir. Nous cherchons à nous imposer sur les plans professionnel et social, dans une affirmation de notre individualité et nous nous battons pour nous créer une situation. Le combat est âpre et des qualités de lutteur et de stratège favorisent le succès, sans en réaliser les conséquences dans un monde où tout est interdépendant. Il faut regretter que ce développement de l’individualité se fasse par une identification à des vedettes idolâtrées et non à travers sa propre création. Cet état de fait démontre au moins le besoin d’un référentiel.
La jeunesse du corps et celle de l’âme
Il y a sans doute, dans cette période, des réponses à des sollicitations naturelles. Elles nous viennent de ce que nous sommes, biologiquement parlant, mais elles heurtent la conscience soucieuse de s’élever. Cette période mobilise nos forces qui se renouvellent rapidement et elles semblent parfois dissipées, elles restent cependant dirigées vers des buts précis. La vitalité est grande, la dispersion aussi. Le corps est sain, il supporte des excès de toutes sortes et n’est pas encore atteint par sa lente dégradation. On en rendra compte plus tard.
Actuellement, c’est à cette période de l’existence qu’il convient d’appartenir. La mobilité du corps s’accompagne d’une certaine mobilité de l’esprit. Les modes sont créées, acceptées, suivies puis abandonnées pour d’autres, plus récentes encore. S’il n’y a pas cumul et structuration des expériences, audace, vivacité et souplesse face aux échecs compensent alors le manque d’acquis. Le droit à l’erreur est admis puisque le temps restant accorde le rattrapage et n’ampute pas un dynamisme toujours renouvelé quoique impatient. Il y a volonté d’obtenir tout, immédiatement, surtout ce qui a trait aux distractions.
La jeunesse est donc définie dans cette tranche de l’existence humaine et ceux qui la vivent sont l’objet de sollicitations et d’envies. Sollicitations sur un plan économique: les enjeux sont colossaux et justifient les efforts consentis. Concernant les envies, cette période est riche en potentialités qui ne se reproduiront plus par la suite. D’où une dépense énorme pour maintenir et peut-être prolonger cette phase comme aussi par une débauche d’artifices afin de donner l’illusion qu’on appartient encore à cette période tellement convoitée. À ce stade, nous avons suffisamment décrit cette phase de l’existence. Toutefois, la jeunesse ne se limite pas à cette tranche d’âge. Il y a une autre jeunesse, celle qui appartient à tous les âges. Analogiquement, elle se caractérise par des dispositions semblables. Elle ne concerne pas directement l’organisme mais y participe par ricochet, le corps y est aussi sa demeure et cette jeunesse influence également celui-ci, dans une étrange conservation.
Cette jeunesse-là est essentiellement une disposition de l’âme parvenue à maintenir de la vivacité, une présence à soi et aux autres, de la curiosité dans le sens de la recherche, une capacité à s’étonner, à rire de soi comme à s’oublier pour un temps, à se tenir ouvert devant ce qui surgit et l’observer avec critique et s’émouvoir encore. Cette jeunesse passe rapidement par tous les registres de l’âme. Elle peut s’indigner, se révolter, puis peu après exprimer de la douceur, de la compassion et de l’oubli. Elle est particulièrement remarquable lorsqu’elle est présente chez les personnes âgées. Son absence fait que l’on est vieux avant l’âge. Contrairement à l’autre jeunesse, ne se situant qu’au niveau du corps et exigeant des investissements croissants pour s’entretenir, cette jeunesse- là ne coûte rien. Elle est alimentée par des chants d’oiseaux, des parfums de fleurs, un reflet de soleil, une feuille morte, un regard croisé et un sourire partagé. Deux jeunesses: celle du corps, celle de l’âme. Si la première est systématiquement vécue, la seconde n’émerge pas forcément. Pire, elle peut être étouffée. La première dépend de la nature, elle est de l’ordre du temporaire. La seconde est fécondée par l’Esprit, elle est de l’ordre de l’intemporel. Ces deux jeunesses sont belles et fraîches. L’une s’étiole, l’autre subsiste. Elles sont fragiles toutes deux car la deuxième peut aussi se retirer si elle n’est pas découverte en soi et choyée. Elles cohabitent logiquement pendant la durée de la première. Ce n’est que plus tard qu’elles s’opposent, lorsque la jeunesse de l’âme découvre la vanité de la jeunesse du corps.
C’est ici le lieu d’où il nous faut scruter le présent thème. Nous devons savoir quelle jeunesse fait l’objet d’intérêt de la part de la franc-maçonnerie.
Il suffirait que nous soyions exemplaires
Il est certain que la jeunesse occupant la tranche d’âge de 20 à 40 ans représente un réservoir considérable d’adhérents potentiels. Mais elle est aussi très prise par une multitude d’occupations, ce qui lui accorde fort peu de temps pour se consacrer à une recherche intérieure. Car il est évident que la tache à laquelle les frères sont invités consiste précisément à partir à la découverte de leur propre intériorité. La requête est prenante et doit devenir prioritaire sinon elle perd son sens. Le manque d’assiduité à l’ouvrage ne peut, alors, qu’en diluer l’intention. Dans cette période de l’existence l’homme est mobilisé par plusieurs activités. À la vie de famille se joint la vie professionnelle, auxquelles s’ajoutent des participations plus ou moins engagées à la vie sociale, associative ou culturelle. L’énergie est bien sûr disponible, mais la voilà répartie en de nombreux secteurs, tandis que le retour à soi en exige énormément et ne s’accorde pas d’un simple saupoudrage. Autant dire que dans ce dernier cas l’échec est hautement probable, et il se constate.
Reste l’autre jeunesse. Celle-ci dissipe aussi son énergie en des activités diverses. Plus gravement, lorsqu’elle entame une recherche, le risque de s’égarer est bien réel, ainsi que d’être récupéré par des organisations dont les intentions ne sont pas toujours louables. Cette dispersion lui sera particulièrement préjudiciable parce que les échecs, nombreux, sont déprimants et peuvent être mortifères. Le danger que court la jeunesse en question est de ne pas suspecter l’origine de ce qui la pousse à cette quête, comme actuellement de refuser de la reconnaître et de la nommer, donc de récuser ceux susceptibles de la guider. Il y a absence de discernement et cela est d’autant plus difficile que cette dernière aptitude n’est pas innée. En fait, elle s’acquiert en cours de route, et grâce aux expériences faites il est possible de déterminer ce qui est recommandable ou non.
Alors, une fois encore, à quelle jeunesse désire-t-on s’adresser? Aux deux, quitte à trier les lentilles ensuite? Il est certain que la franc-maçonnerie dispose des éléments nécessaires pour faire un bout de chemin. L’illumination se trouve-t-elle à son terme? Ne pourra répondre que celui qui aura passé au travers, car il ne faut pas confondre la lumière reçue symboliquement lors de l’initiation et celle reçue réellement. Mais là n’est pas la question.
À tous ceux qui cherchent sincèrement, la maçonnerie est à même de fournir les moyens de réflexion et l’accompagnement nécessaires. L’impétrant n’est pas seul, il reçoit l’appui de ses frères sans même le solliciter. Cela se passe par la présence, sans obligatoirement échange de paroles. L’action du groupe fonctionne. Sur le plan de la réflexion, l’ensemble a sa cohérence propre, du grade d’apprenti à celui de maître. Il suffit de s’y plonger. Il est là, à disposition, mais n’est pas donné, au sens strict. Des efforts sont indispensables à son acquisition et surtout à son assimilation. Il n’y a ainsi pas de revendication à formuler, il n’est que de se mettre à l’oeuvre. Aussi, cela impose-t-il aux frères d’être pleinement conscients que «les travaux reprennent force et vigueur».
Ceux nous ayant quitté en cours de route nous disent en général qu’ils s’attendaient à autre chose, de plus rigoureux. Non pas une chose qui les auraient fait souffrir mais un climat de fermeté et de sérieux sur lequel il est possible de s’appuyer, climat n’empêchant ni la douceur ni la joie. En fait, ressentir les frères vraiment engagés dans cette dynamique imposée par le cheminement. Rien n’est accessible sans peine. Il y a une responsabilité à assumer.
Il n’apparaît ainsi pas nécessaire de faire du marchandage, avec des opérations de séduction, de «marketing». Le problème se situe certainement bien plus à l’intérieur de la franc-maçonnerie qu’elle n’est désireuse de le voir. Il suffirait que nous soyions exemplaires pour exercer un véritable attrait sur la jeunesse puisque celle-ci est toujours en attente de références vivantes.