Jazz et franc-maçonnerie : une affaire de convergences
L’écrivain Michel Leiris voyait dans le jazz la « vraie musique sacrée ». En réalité il est beaucoup de choses et avant tout un phénomène culturel majeur qui s’étendra à la planète entière. Tout comme la franc-maçonnerie, qui recouvre de nombreux aspects et s’est propagée sans limite géographique. Nous tenterons ici de démontrer quels sont les liens entre l’un et l’autre.
On peut faire remonter les origines du jazz au début du XVIIe siècle quand les navires négriers, partis des côtes africaines en direction du Nouveau-Monde, résonnaient des chants tribaux que les esclaves scandaient pour se donner du courage. L’expression de leur malheur se traduira ensuite dans les « work songs », mélopées en usage sur les plantations et chantiers de construction auxquels ils étaient astreints, y compris les fermes pénitentiaires, avant de devenir plus directement religieux avec les « spirituals » dont l’expression privilégiait les épisodes de la Bible exaltant l’espoir et la délivrance. Longtemps le lieu de culte fut le seul endroit où les Afro-Américains étaient autorisés à se réunir et à leur ferveur se mêlait souvent des ingrédients de leurs traditions séculaires. Puis vint le blues, qui engendrera le jazz et toutes les musiques noires subséquentes. Puisqu’il n’avait pas droit à la parole, le peuple soumis inventa un langage à lui, profondément original, ne ressemblant à rien de ce qui avait existé auparavant dans le domaine du spectacle.
Deux systèmes séparés
Lorsque le jazz de type dixieland se développe et s’ancre dans le sud des Etats-Unis, avec la Louisiane pour centre névralgique, la maçonnerie de Prince Hall a déjà une longue histoire. L’obédience porte le nom d’un esclave dit affranchi dont l’initiation se déroule le 6 mars 1775 à Boston. Considéré comme le fondateur de l’Ordre réservé aux descendants des émigrés africains, il sera Grand Maître de 1791 jusqu’à sa mort 16 ans plus tard.
Des marches hautes en couleur à travers les rues
Gardons à l’esprit que les loges de Prince Hall sont composées exclusivement de Noirs. Il n’y a pas de mixité avec les Frères blancs en raison de la discrimination raciale. En 2015 la situation n’est plus ce qu’elle était, mais il reste beaucoup à faire.
En ce début du XXe siècle les aspirations des jazzmen et celles des francsmaçons vont dans le même sens. Leurs intérêts convergent parce qu’ils visent l’objectif commun de leur émancipation. Les uns et les autres ont un désir de reconnaissance sociale et aspirent à être considérés en tant que citoyens à part entière. Nous sommes encore loin du discours de Martin Luther King prononcé le 28 août 1963 en faveur des droits civiques. À l’aube des années 1900 les Eglises, diverses sociétés philanthropiques et la franc-maçonnerie oeuvrent en première ligne pour la juste cause. Les musiciens sont de plus en plus nombreux à demander l’initiation. Parmi les plus connus de la Nouvelle-Orléans mentionnons Bunk Johnson, George Lewis, Oscar « papa » Célestin. La plupart seront inhumés avec les honneurs maçonniques. Davantage axés sur l’enseignement de la morale et l’acquisition de connaissances que sur la recherche ésotérique, les ateliers noirs font un peu office d’écoles de développement personnel. Ils organisent une foison de bals, sorties familiales, défilés, parades. Sans compter les marches hautes en couleur à travers les rues, toujours en vigueur, au cours desquelles plus d’un musicien fera ses premières armes dans la carrière. Prince Hall leur fournira maintes occasions de se produire en public, ne serait-ce que lors de baptêmes, anniversaires, mariages et funérailles. Dans les temples ou à ciel ouvert. Les avantages fonctionnent dans les deux sens : les artistes bénéficient du soutien d’un mouvement influent et celui-ci gagne en considération grâce à eux. Car en général les « joueurs de blues », selon l’expression de Michel Jonasz, déplacent les foules. Les maçons proposent des programmes pédagogiques. Ils offrent aux jeunes talents, et pas seulement dans la musique, les moyens matériels de s’affirmer.
Pas de jazz spécifiquement maçonnique
Qui dit Nouvelle-Orléans dit Louis Armstrong. L’appartenance selon nosusages de ce fils de Odd Fellow reste indéterminée. Le surnommé « Satchmo » était pour sûr membre des Knights of Pythias, une organisation ayant quelque ressemblance avec la nôtre. Certains voient dans sa chanson What a wonderful world un hymne au temple idéal de l’humanité. De même que l’archiconnu I’m beginning to see the light traduirait une impression d’initiation alors que rien dans les paroles ne le laisse supposer. Son auteur pourrait « entrevoir la lumière » dans le regard de sa petite amie ou au réveil difficile après une nuit bien arrosée. La majorité des instrumentistes avaient le sens de la fête dans le plein sens du terme. De même, il n’est pas de musique de jazz spécifiquement maçonnique. Le confirme l’étude Freemasonry in popular music établie par l’Université d’Utrecht, aux Pays- Bas. Cela étant, de multiples compositions conviendraient aux travaux rituels.
Les agressions physiques contre les Afro- Américains étaient monnaie courante.
Parmi la longue liste des célébrités dont l’appartenance est avérée : Duke Ellington, Count Basie, Ben Webster, Eubie Blake, Earl Hines, Lionel Hampton, Cab Calloway, Oscar Peterson, Kenny Clarke, Nat King Cole. Chez les bluesmen : Memphis Slim, Howlin’ Wolf, Fred McDowell, Screamin’ Jay Hawkins, etc. Il y en eu beaucoup, dans l’infinité de styles que recoupe la musique noire américaine. Dans le genre variété on doit nommer Joséphine Baker, initiée au Droit Humain. Du côté de la souche européenne : Glen Miller, Paul Whiteman, Irving Berlin, Jérôme Kern. D’autres patronymes surgiront au fil des recherches. N’oublions pas les simples accompagnateurs, musiciens de l’ombre parce que souvent anonymes, ni les gens du métier tels que les managers, organisateurs de concerts, hommes de radio et consorts. Notons qu’au plus fort de la ségrégation il y eut des Blancs pour s’insurger contre le racisme, ainsi ce fermier franc-maçon qui sauva William Handy du lynchage. Les agressions physiques contre les Afro-Américains étaient monnaie courante. Certains endroits en connaissent toujours.
La relation jazz-Prince Hall s’est infléchie par rapport aux décennies d’avant-guerre. Les enjeux sont différents. On en saura peut-être plus au gré des échanges entre les deux rives de l’Atlantique. À suivre. J.T.