En état de souffrance
Prendre de la hauteur. Essayer de comprendre les causes amenant un humain à sombrer corps et âme dans le fanatisme. Voilà, modestement, le dessein de cette chronique qui n’a pas, en revanche, pour motivation d’excuser. Quant à pardonner, il s’agit d’un autre registre. Un mot-clé : souffrance.
Selon les psychiatres, de nombreux fanatiques auteurs d’actes inqualifiables et irréparables sont diagnostiqués comme souffrant de maladies mentales. Dès lors, ces déviants sont dédouanés de toute responsabilité à des degrés divers, compte tenu de leur état pathologique avéré, l’aliénation ayant annihilé leur libre-arbitre. D’autres fanatiques se trouvent sous l’emprise d’une manipulation mentale, l’arme privilégiée des intégristes issus de mouvances sectaires ou religieuses. Cette catégorie n’a pas été embrigadée par hasard. L’une des causes trouve son origine dans leur( s ) souffrance( s ). Car ces fanatiques, qui n’ont pas encore basculé dans la maladie mentale, sont en état de détresse psychologique, de rupture.
Seule la haine de la société, des autres et d’eux-mêmes guide ces esprits errants, au sens où ils n’ont pas trouvé leur place dans l’univers et encore moins la plénitude correspondante. Aussi, la négation en actes la plus absolue légitime leur corpus idéologique. D’aucuns estiment que des facteurs extérieurs, à l’instar de la précarité de certaines existences pétries au quotidien de conflits et de difficultés de tout ordre, forment les déclencheurs de haine. Mais il s’agit là d’un « miroir aux alouettes », car c’est plutôt une expérience intérieure de souffrance, un ressenti mal vécu, qui enfantent la haine, identifiable à un rejet de la vie. En effet, l’expérience de la souffrance, de la blessure, de la frustration, en d’autres termes de la peur, déclenche l’aversion qui agit dès lors comme une protection, apportant en apparence force, sécurité et assurance, alors qu’elle masque simplement une vulnérabilité.
Abandonner la saisie
la douleur est physique, biologique, sociale, imbriquée dans l’existence comme la nuit l’est avec le jour, la souffrance est mentale, c’est du moins les définitions que nous retiendrons ici ; elle représente la réaction à la douleur initiale et se manifeste fréquemment par la haine, la violence et l’addiction à des substances agissant comme des psychotropes pour calmer la confusion de l’esprit. Si la douleur demeure difficilement évitable, ce n’est pas le cas de la souffrance. N’en déplaise à Freud qui estimait nécessaire d’accepter cette dernière, qu’il nommait « le niveau ordinaire de névrose », ou aux deux philosophes existentialistes, Sartre et Camus, qui considéraient le caractère inexorable de la souffrance. La douleur est en général fugitive, elle va et vient, tandis que la souffrance est coriace, insidieuse, constante, persévérante. Elle s’explique par la saisie, l’attachement à des êtres, à des idées, à des situations. Plus le sujet concerné cultive cette saisie, se met des oeillères, se rigidifie sur ses convictions a fortiori erronées, plus sa souffrance augmente. Celle-ci est comparable au voile de l’ignorance, à un manque d’intelligence de l’esprit, une sorte d’opacité semblable à la vase faisant perdre à l’eau sa limpidité. L’esprit ainsi obscurci perd l’expérience de la lucidité, puis en vient à ignorer sa nature essentielle. Sous l’emprise de l’ignorance, l’esprit s’engage alors dans les illusions parmi lesquelles la plus fondamentale, racine de toutes les autres: la saisie dualiste en termes de sujet et d’objet.
L’abandon des causes de la souffrance consiste à ne pas essayer de se débarrasser de l’expérience vécue, mais de l’adoucir en un état d’acceptation. Cet adoucissement apporte ainsi un sentiment de lâcher-prise, vécu tant dans l’esprit que dans le corps. Ce lâcherprise ne signifie pas rester indifférent et sans réponse, mais agir en toute conscience sur l’abandon de la saisie du mental pour accueillir sa liberté.
La « force vraie »
Identifier, appréhender, apprivoiser même, et raisonner l’expérience de la souffrance transformée en peur permet la cessation, celle d’accuser autrui, de le blâmer, de le haïr, et enraye la volonté de faire du mal. Pour Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix qui vécut tant d’injustices et de violences, « l’humain acquiert davantage de sagesse à travers ses épreuves que dans le bien-être. Il a besoin de développer la capacité de tirer la force de ses difficultés (…) pour déclencher l’éclair flamboyant de son propre coeur et le laisser illuminer la nuit tumultueuse. »
En conscience, l’examen de la colère et de la haine opère un déplacement d’identité radical, car ces états n’appartiennent pas à la véritable nature de l’humain, ils ne lui sont pas conditionnés. L’histoire des deux flèches, comme racontée par Bouddha, est elle aussi évocatrice : « La première flèche est l’événement initial lui-même, l’expérience douloureuse. Cela a eu lieu; nous ne pouvons pas l’éviter. La seconde flèche est celle que nous tirons sur nous-mêmes. Cette flèche est facultative. Nous pouvons ajouter à la douleur initiale un état d’esprit contracté, coléreux, haineux, rigide, apeuré. Ou bien nous pouvons apprendre à vivre le même événement douloureux avec moins d’identification et de rancoeur, avec un coeur plus détendu et empli de compassion. »
Le contraire de la haine n’est pas la passivité, mais la « force vraie ». Plutôt que d’entretenir la haine, il est préférable de la délaisser pour que naisse une vraie force, une intrépidité naturelle, le courage de faire face aux peines et aux peurs, de leur répondre sans haine. Cette force inébranlable, Martin Luther King l’appelait la « force d’âme ». La haine n’éteint jamais la haine, seul l’amour peut la guérir. Puissent l’entendre, le voir et le comprendre les fanatiques, ces êtres en souffrance – ce n’est pas une excuse, mais un constat. Oui, que leurs oreilles entendent, que leurs yeux voient et que leur âme comprenne.
D. P.