Eclectisme de la franc-maçonnerie et liberté
Un fil conducteur: Corto Maltese
L’homme le plus libre que j’aie rencontré existe… dans les bandes dessinées! Ce n’est pas Tintin, inconsciemment amoureux de Marguerite/Castafiore. C’est le capitaine Corto Maltese de Hugo Pratt, marin errant à la morale élastique.
M. J. – Liberté, Lausanne (Revue maçonnique suisse: avril 2005)
Eclectique, son aire d’action va des Caraïbes à la Russie. Corto est fasciné par les femmes (nous aussi): elles sont vénéneuses à l’occasion. Il aime le risque, les énigmes et le mystère: on le sait sensible à l’ésotérisme. Est-ce à dire que flexibilité morale et liberté vont de pair?
Mais Corto côtoie aussi la franc-maçonnerie: un récit – Fables de Venise (Casterman 2001) – le met en scène dans la loge Hermès du Grand Orient d’Italie. L’orateur, cagoulé comme ce fut le cas dans certaines loges italiennes, s’inquiète avec une candeur comique de la motivation des apprentis (Pratt connaissait bien notre ordre…). Corto le franc marin, au lieu de compatir à une situation parfois réelle lui rappelle son devoir, l’ascèse, en le questionnant rituellement: «Elevez-vous toujours des temples aux vertus et creusez-vous encore des cachots pour les vices?» Puis Corto, dans la mouvance de la loge Hermès, retrouve l’ombre de la dernière philosophe néo-platonicienne d’Alexandrie, la mathématicienne Hypathie (375-415), assassinée par des chrétiens.
Le contenu du récit se laisse décoder: pour gagner la liberté, il faut lutter contre les passions, et quoi de mieux pour cela que la philosophie de l’Antiquité? Elle visait la transformation de soi et non une vérité exclusivement intellectuelle. N’a-t-on pas affirmé que la philosophie occidentale est une série continue de notes de bas de pages des oeuvres de Platon? La pratique de la douceur, le culte des vertus, le contrôle des passions, la vigilance de tous les instants, voilà quelques exercices spirituels pratiqués. Ils sont décrits dans l’ouvrage de Pierre Hadot Exercices spirituels de la philosophie antique. Libéré des passions, le philosophe pouvait prendre de la distance et vivre plus sereinement dans un environnement soumis à de nombreux aléas, chagrins, deuils et souffrances. Il incarnait ainsi un idéal de liberté, temporairement atteint, toujours à (re)conquérir. La philosophie antique voyait le siège des passions humaines dans l’âme et acceptait généralement une constitution tripartite de l’homme (esprit, âme, corps). Dans le symbolisme et le rituel, on perçoit l’influence de ce courant.
Mais notre ordre se réclame d’une tradition initiatique qui, dans l’Antiquité, relevait des mystères. Pas de hasard, Corto Maltese rencontre Hypathie, car l’alliance de la philosophie de l’Antiquité et de l’initiation apparaît dans le néoplatonisme tardif. C’est une protection désespérée de l’éclectisme de l’Antiquité et du paganisme hiératique contre la montée en force d’un christianisme intolérant. Le néoplatonisme tardif forme une nébuleuse avec la théurgie, le gnosticisme, l’hermétisme et l’alchimie alexandrine. Ces courants influenceront l’Alchimie, l’Hermétisme de la Renaissance, la Kabbale juive, mais aussi certains courants mystiques de l’Islam chiite et de nombreux philosophes musulmans. C’est en effet au-delà des frontières de l’Empire romain, au Moyen-Orient, que le néo platonisme tardif a pu survivre. Quant au néoplatonisme, son influence sur les Pères de l’Eglise et l’Evangile de Jean est prouvée.
Le néoplatonisme tardif, une source de la Tradition
La mathématicienne grecque dirigeait l’Ecole d’Alexandrie. Celle-ci amadouait la Sagesse en deux étapes, comme les Mystères d’Eleusis: les Petits et les Grands Mystères. Le premier degré reprenait le contenu de la philosophie classique: ascèse, enseignement des arts libéraux et de la géométrie, vraisemblablement dans une perspective néopythagoricienne. Elle s’accompagnait de la pratique des cultes de la cité. Citoyen du monde empreint de tolérance, le philosophe était respectueux du pouvoir et de ses traditions religieuses, même s’il privilégiait la morale personnelle. On perçoit dans cette étape une analogie avec notre premier et deuxième degré, et avec l’attitude du maçon décrit dans les Constitutions d’Anderson.
L’étape ultime était la voie hiératique des Grands Mystères où le philosophe devenait un hiérophante – le théurge de cérémonies initiatiques. Réservé à une élite, leur contenu, soumis à la discipline de l’arcane, n’est pas connu. Ce n’est pas une surprise, il en est de même du culte de Mithra. La liberté était celle de l’âme, qui échappait à la prison du corps et pouvait rejoindre des cieux plus cléments, souvent pour l’éternité. Cette partie théurgique s’accompagnait peut-être de rites de mort et de renaissance. Le néoplatonisme tardif est vraisemblablement une des sources d’inspiration de René Guénon dans son élaboration de la Tradition et d’Aldous Huxley, promoteur de la philosophie éternelle anglosaxonne ou philosophia perennis. On perçoit aussi son influence dans la psychologie transpersonnelle, peu connue en Europe.
La franc-maçonnerie, comme la psychologie encore balbutiante, a vécu du legs de la philosophie antique, cherchant à transmuter les passions en enthousiasme pour le bien, laissant au maçon la responsabilité d’interpréter le sens du 3e degré. Pour prendre la mesure de cet héritage, quoi de mieux que cet extrait du discours du Chevalier Ramsay du 20 mars 1737, dont l’entier est empreint de références à la philosophie de l’Antiquité: «Nous avons parmi nous trois espèces de confrères, des Novices ou des Apprentis, des Compagnons ou des Profès, des Maîtres ou des Parfaits. Nous expliquons aux premiers les vertus morales et philanthropes, aux seconds, les vertus héroïques; aux derniers les vertus surhumaines et divines. De sorte que notre institut renferme toute la Philosophie des sentiments, et toute la théologie du coeur. C’est pourquoi un de nos vénérables Confrères dit dans une Ode pleine d’enthousiasme: Free Maçons, Illustre grand Maître, / Recevez mes premiers transports, / Dans mon coeur l’ordre les fait naître; / Heureux! si de nobles efforts / Me font mériter votre estime, / M’élèvent à ce vrai sublime, / A la première vérité, / A l’essence pure et divine, / De l’âme céleste origine, / Source de vie et de clarté.»
Liberté et éclectisme de la franc-maçonnerie
Mais la maçonnerie cultive l’éclectisme comme le vaudou haïtien, que Corto Maltese n’ignore pas non plus. Elle réinterprète dès sa constitution son héritage en intégrant les nouveaux courants culturels et les découvertes des sciences humaines. Les objets du tapis de loge ont ainsi, sous fond de néoplatonisme, été interprétés d’abord comme des emblèmes (une grande mode à la fin du XVIIe siècle), puis au XVIIIe comme des hiéroglyphes (grâce à l’égyptomanie), comme des symboles au XIXe (avec le mouvement symboliste français), et comme des archétypes (jungiens ou post jungiens) au XXe siècle. La vision du médecin zurichois a intégré, sous l’influence du physicien et prix Nobel de l’EPF de Zurich Wolfgang Pauli, certains concepts du néoplatonisme en postulant l’existence des psychoïdes – archétypes de l’univers physique. Jung, influencé dans sa jeunesse par ce qu’on appelait encore l’occultisme, a eu comme ami fidèle un maçon influent d’une loge zurichoise de l’Alpina.
On trouve dans la psychologie analytique et la psychanalyse des traits qui rappellent la philosophie antique. Elles disposent d’un corpus couvrant la psychologie, la philosophie et même la métaphysique. Grâce au contact régulier avec un «maître» elles pratiquent l’analyse des rêves, l’association d’idées, l’introspection guidée, la méthode d’amplification des archétypes (largement pratiquée en maçonnerie), afin de transformer le disciple en un homme (plus) libre.
La nouvelle tradition
Le développement de l’économie, de la sociologie, de la psychologie, de la biologie, la médiatisation des sciences de la vie ont une influence majeure sur toute démarche spirituelle. On ne peut désormais guère la séparer du corps, du cerveau et de l’impact de l’environnement immédiat.
Notre esprit est si dépendant des conditions matérielles qu’on ne peut le voir fonctionner de manière indépendante. Le corps, longtemps rejeté, reprend du service dans la recherche de la liberté: d’où la vogue du wellness, une forme d’affranchissement du stress, et des spiritualités engageant le corps comme le yoga, le Tai-chi. L’Antiquité connaissait ces derniers courants, puisqu’elle les regroupait sous le terme générique de gymnosophie. Depuis les conquêtes d’Alexandre (dont le précepteur était Aristote), les philosophes tournaient leur regard vers l’Orient. Plotin, ne pouvant effectuer un voyage dans ces contrées lointaines, se fixa à Rome.
Eclectique, la maçonnerie spirituelle s’approprie un nouveau champ de savoir et de pratique ces dernières années. Elle utilise pour cela la notion de Tradition primordiale formulée par René Guénon. On intègre ainsi ce qui a toujours existé.
Grande attractrice, cette fraction de notre ordre s’initie à la méditation de concentration et de vision pénétrante. Elle rappelle que la première est universelle et a été largement utilisée par le christianisme. Elle réinterprète les mots sacrés sous forme de mantras récités, en arguant que la prière du coeur des chrétiens d’Orient et l’utilisation du rosaire par le catholicisme en étaient les équivalents occidentaux. Elle s’initie à des formes tantriques de méditation alchimique en se remémorant l’apport du piétiste Johannes Gichtel (1638-1710), épigone de Jakob Böhme. Toutes ces pratiques ont en commun l’importance de la perception du corps, qu’elle soit
considérée comme une étape/un obstacle avant de s’en affranchir, ou comme le support essentiel de la méditation. Le rôle du maçon bouddhiste de Grenoble, Jean-Pierre Schnetzler, est là cardinal.
Ce développement est dans la tendance du renouveau spirituel de l’Occident, flirtant avec un Nouvel Age individualiste et hédoniste. Son idée centrale est d’ancrer la liberté de l’homme entre la terre et le ciel, dans l’ici et le maintenant, tout en préservant l’esprit d’un matérialisme réducteur. D’où l’engouement pour les états mystiques, les états modifiés de la conscience, les expériences proches de la mort, les souvenirs de vies précédentes ou les sorties hors du corps. Cette recherche de données empiriques et quasi expérimentales pourrait être comprise, sans la connaissance de cet arrière-plan, comme l’acquiescement à un matérialisme spirituel.
Cap sur le futur
La psychologie analytique et la psychanalyse ont continué leur développement. Dans les pays anglo-saxons la psychologie transpersonnelle est un courant novateur qui a débuté dans les années 70. L’évaluation de son impact est en cours au sein du groupe de recherche Alpina. Cette étude n’a pas été effectuée par les loges de recherches américaines et anglaises, engluées dans une vision morale et philanthrope et, pour ce qui est du mode d’investigation, dans le modèle de recherche historique dépassé de Quatuor Coronati.
Désormais, ce sont les neurosciences qui avancent à grands pas. Longtemps considérées comme exotiques, certains scientifiques donnent désormais du crédit aux théories psychanalytiques. Une synthèse des découvertes du corps psychique (psychologie analytique de Jung, psychanalyse) et du corps physique (neurosciences, sciences de la vie) est envisageable. Elle aura un impact décisif sur la manière d’envisager la liberté et de définir une philosophie de l’esprit et de la spiritualité. Espérons qu’il y aura parmi nous un nouveau Goblet d’Aviella pour insuffler le prochain élan d’éclectisme de notre Ordre afin de réinterpréter notre héritage. Restons donc vigilants!