La franc-maçonnerie et les religions
R. J. – Tolérance et Fraternité, Genève
De ces Anciens Devoirs, l’article fondamental: «Il a été commode de les astreindre (les Maçons) seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord. C’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux, ou le Centre de l’Union, et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance». D’ailleurs, nous nous réunissons dans un temple, lieu consacré au culte nous dit Larousse, pour y travailler, selon nos Principes généraux, à la Gloire du Grand Architecte de l’Univers.
Dès lors, le titre de notre thème d’étude devient: «La franc-maçonnerie et les autres religions».
Après 1723 on s’avance dans le siècle des Lumières. Et d’aucuns, de bonne foi, ou ivres de leurs arrogantes certitudes, s’expriment. Longtemps, clament-ils, les religions ont été un moyen naïf de s’expliquer et de se concilier les forces obscures de la nature. Le tonnerre était l’expression de la colère de tel ou tel dieu, en général le taureau, qui pouvait être apaisé par un sacrifice accompagné de prières propitiatoires. Les progrès et les découvertes de l’intelligence ont eu raison des «mystères» des religions qui, de nos jours, se sont réfugiées dans le réduit de la morale, et ne s’aventurent plus sur le terrain de la pensée pure, de crainte d’y paraître ridicules. Le règne des religions sur l’esprit humain est terminé.
Mais leurs contradicteurs montent au créneau et s’expriment aussi: l’intelligence humaine ne se satisfera jamais des réponses qu’elle se donne, et ce qu’elle connaît bien lui est encore plus mystérieux que ce qu’elle connaît mal. Au demeurant, la plupart des anthropologues s’accordent à dire que le sacré est né avant le divin; les gravures rupestres en témoignent. L’homme préhistorique a symbolisé le bien et le mal, donc la morale, avant de représenter dieu. Il n’importe. La foi est ce qui permet à l’intelligence de vivre au-dessus de ses moyens. Les religions n’ont rien à redouter des progrès de la connaissance; le doute sur elles-mêmes est le seul danger qui les menace.
L’histoire a cessé de tourner autour de Dieu
Au siècle suivant, nombre de francs-maçons se sont complu dans le rôle de persécutés de la religion, et plus précisément de la religion catholique. C’est vrai que nombre d’entre eux ont été emprisonnés, torturés, exécutés. Ce n’était pas au nom de la religion, mais de l’ordre public, comme le fut jadis un certain Jésus de Nazareth, condamné par les Romains comme agitateur public. C’est la papauté qui fulmina contre les francs-maçons; non comme puissance spirituelle, mais comme puissance temporelle. La maçonnerie sud-américaine a joué un rôle capital dans les guerres d’indépendance, où un continent entier s’est soulevé. Puis les maçons italiens, Garibaldi à leur tête, seront les artisans de l’unité italienne. Tout cela a été fait par anéantissement des immenses propriétés territoriales de la papauté en Italie, et de l’Eglise catholique en Amérique du Sud. Quand ils ont pu prendre leur revanche, les maçons n’ont pas manqué le coche. Nous, francs-maçons, qui nous réclamons volontiers des constructeurs de cathédrales, avons-nous pensé à ceci: c’est vers le milieu du XIIIe siècle qu’il s’est produit un changement immense, quand l’histoire a cessé de tourner autour de Dieu pour tourner autour de l’homme, illustré par le passage définitif du style roman au style gothique ou, si l’on veut, ogival. L’arc brisé marque la rupture de l’alliance. La voûte romane englobait symboliquement le ciel et offrait à Dieu le paisible séjour d’une géométrie accueillante et simplifiée. L’élan gothique est d’une autre inspiration: c’est l’homme qui monte vers le firmament, sans que l’on puisse dire avec certitude si c’est pour aller rendre visite à Dieu, ou pour s’assurer qu’il n’existe pas. Dès lors, la suite de l’histoire le montre: l’homme qui cherchait Dieu, ne cherchera plus que l’homme.
Nous n’avons pas la même morale qu’au moyen âge
Voici que débarque sur la Terre un être surgi d’une autre planète. Il est curieux de savoir ce que sont ces religions; on lui a dit qu’on en dénombrait plus de deux cents, sans compter celles peu connues. On lui parle des plus pratiquées. Alphabétiquement, de brahmanisme à zoroastrisme. Curieux, il en étudie la quintessence. Tout étonné, il nous dit: mais elles disent toutes la même chose, la règle d’or paraît être aimer ou ne pas aimer. L’absolu, pour nous maçons, n’est jamais immédiat. C’est pourquoi nous avons besoin de religions – l’athéisme en est une forme -, de traditions, d’églises et nous nous réunissons dans un temple. Mais elles ne sont pas non plus l’absolu dont elles se réclament. C’est à Dieu – lisez Grand Architecte – qu’il faut obéir, non au pape ou aux mollahs. Qui peut être sûr que ceux-ci ne se trompent jamais sur la volonté de Celui-là? Nous n’avons pas la même morale qu’au moyen âge, et c’est peut-être heureux. Quant à ceux qui ne croient pas en Dieu, il ne peuvent a fortiori se réclamer que d’une morale humaine et historique. Mais alors, au nom de quoi la préférer à l’immoralité? Au nom de cela même, de l’Histoire, et de l’Humanité.
Vivre en bonne harmonie
La morale, ou les morales? Les deux expressions sont légitimes. Il existe des morales différentes, selon les époques ou les sociétés, cela n’empêche pas qu’elles se rejoignent sur l’essentiel. Aucune grande civilisation ne prône l’égoïsme, la lâcheté, la cruauté. Toutes au contraire s’accordent à célébrer la générosité, le courage, la justice. C’est ce que le passé nous a légué et que nous avons pour devoir de transmettre. Difficile? Bien sûr!
Voici quelque temps, le pape Benoît XVI s’est vu attaqué pour quelques paroles par la majorité des musulmans; l’affaire a fait grand bruit. Quand il était cardinal Josef Ratzinger, il s’est exprimé à l’égard de notre ordre le 26 novembre 1983, disant que l’appartenance des catholiques à la francmaçonnerie est un «péché grave» et «ils ne peuvent accéder à la Sainte Communion». Et le 22 février 1985 qu’il n’y a «rien de conciliable entre la foi chrétienne et la Maçonnerie». Il n’a certainement jamais lu le poème de notre frère Kipling «(…) Si tu peux souffrir d’entendre tes paroles travesties par des gueux pour exciter les sots(…)». A-t-il pensé à cette phrase du Coran (Sourate V, 85) «Tu trouveras que les amis les plus proches des Croyants sont ceux qui disent: en vérité, nous sommes Chrétiens!». Jean-Paul II, voici une vingtaine d’années, avait dit aux Juifs, à la synagogue de Rome, s’exprimant au nom des chrétiens: «Vous êtes nos frères aînés, et, en un sens, nos frères préférés».
Les trois religions du Livre vivront-elles un jour en bonne harmonie entre elles et, dès lors, en harmonie aussi avec la franc-maçonnerie? C’est ce à quoi nous francs-maçons, chacun dans sa sphère, pouvons nous employer. Ainsi s’accomplira la prédiction des Anciens Devoirs de 1723: «Devenir le Centre d’Union pour nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui
auraient pu rester à une perpétuelle distance».