Le GADLU, dogme ou libre interprétation ?

En termes de théologie, le dogme désigne les positions d’une «doctrine religieuse » fondée sur la vérité révélée par un livre saint et s’imposant à ses fidèles. Dans le catholicisme, le dogme a deux sources : l’Ecriture sainte et l’autorité de l’Eglise. C’est aussi l’affirmation d’«une opinion doctorale, catégorique qui n’admet pas la critique».

M. W. – Tradition, Lausanne

Ici, deux termes méritent d’être explicités : s’il s’agit de doctrines religieuses, il s’agit donc bien de religions ; si la critique n’y est pas admise, il n’y a pas de libre interprétation possible. Cette notion de dogme n’est pas l’exclusivité du christianisme sous quelque forme que ce soit, qu’on se rassure, mais figure aussi dans l’islam. Elle est le propre de religions révélées comme nous le verrons plus loin. Et si l’Eglise n’a pas changé parce qu’une partie des fidèles s’y opposerait, beaucoup de ses adeptes ne se complaisent plus dans le confort d’un formalisme de mise et souhaitent respirer l’air de la liberté de l’interprétation en dehors du corset catéchétique de leur enfance. Nous devons toutefois faire la différence entre le dogme et la doctrine. Une doctrine est le fil conducteur d’une pensée religieuse, la référence nécessaire à l’édification d’une Eglise, le socle sur lequel elle s’appuie. Tant que seule subsiste la doctrine, la libre interprétation reste possible. Dès lors qu’elle est inscrite dans le marbre, elle ne l’est plus.

Le Grand Architecte de l’Univers

Le concept de Grand Architecte de l’Univers utilisé dans la franc-maçonnerie est une métaphore qui ne lui est pas propre. Il y a eu des précédents. En effet, on lit chez Cicéron que «la demeure céleste et divine a un habitant, mais celui qui l’habite exerce sur le monde une action directrice, il est en quelque sorte l’architecte d’un si grand ouvrage et veille à son entretien» (1). Calvin emploie le terme de grand architecte à plusieurs reprises dans son Institution de la religion chrétienne. On le trouve chez Leibniz au XVIIe siècle, ou bien encore chez Locke à la même époque, qui considère notre existence, comme la preuve que quelque être réel existe ; en effet, si le non-être ne peut rien produire, alors il y a un être qui existe de toute éternité. Il résulte de la perfection suprême de Dieu qu’en produisant l’univers il a choisi le meilleur plan possible. La philosophie newtonienne de son côté, sans élucider le mystère, avance aussi l’hypothèse de la perfection suprême de Dieu, et qu’en «produisant l’univers, il a choisi le meilleur plan possible ». Or, qui crée un plan, sinon un architecte ?

Le concept de GADLU préfigure le Siècle des lumières et s’inscrit dans le cadre d’un déisme (2) philosophique qui le situe à l’opposé d’un théisme (3) théologique, doctrinaire et… parfois dogmatique.

La question de Dieu

Qu’est-ce que Dieu ? Carl Gustav Jung y répond d’une manière précise, lapidaire, où la valeur de chaque mot est pesée : «Dieu est théorie, conception, image que crée l’esprit humain, dans son insuffisance, pour exprimer l’expérience intime de quelque chose d’impensable et d’indicible » (4). Mais un peu plus loin, dans le même texte, l’auteur est plus précis et met au défi celui qui s’aventurerait à en énoncer une définition rationnelle : «(…) À moins que quelqu’un n’en vienne à l’idée bizarre de prétendre savoir avec précision ce qu’est Dieu» (5). Toutefois une réponse, certes évasive, peut être avancée : Dieu est mystère. Et pour tenter d’élucider ce mystère, éloignons- nous un instant des superstitions populaires et écoutons Einstein se posant la question : «Dieu avait-il le choix en créant l’univers ?». Cette question n’induit pas qu’Einstein croyait en Dieu, mais n’exclut pas non plus qu’il n’y croyait pas. Stephen Hawking, dans la conclusion de son livre Une brève histoire du temps, s’exprime ainsi : «Si nous trouvons la réponse à cette question, le mystère de Dieu, ce sera le triomphe ultime de la raison humaine – à ce moment nous connaîtrons la pensée de Dieu». Dans les deux cas Dieu est présent, implicitement.

La préhistoire

À l’autre extrémité du temps, observons la différence essentielle entre l’hominien et l’animal. La découverte fondamentale qui va les différencier est «la maîtrise du feu par l’homo erectus» vivant au paléolithique inférieur. Les plus récentes recherches datent cette maîtrise à – 450 000 ans environ. Imaginons la vie dans nos campagnes à cette époque. Chez l’hominien s’est créé petit à petit un cerveau qui évoluera constamment vers le développement néocortical que nous lui connaissons aujourd’hui. L’hominien réfléchit déjà au-delà des capacités d’analyse du plus évolué des animaux de l’époque. Il domine le feu, certes, puisqu’il sait l’allumer et l’éteindre, mais il ne domine pas les éléments naturels exogènes comme la foudre, les séismes, la tempête. Dès lors il va tenter de se concilier ces éléments procédant à des sacrifices. Expérimentant des états altérés de conscience, il tente de pénétrer l’au-delà, de communiquer avec l’invisible, d’appréhender l’osmose qui le relie au cosmos, d’accéder au monde non phénoménal, d’abord pour se protéger, ensuite pour tenter de percer le Mystère. Processus voisin de ce que nous nommerions aujourd’hui une exploration de l’inconscient : «Visita Interiora Terrae Rectificando Occultum Lapidem», formule alchimique que nous connaissons bien, qui est la recherche de notre être vrai en nous-mêmes, mais qui est peut-être aussi la recherche de Dieu en nous-mêmes, le Créateur nous ayant fait à son image, comme la Bible nous l’enseigne.

Des temps préhistoriques naîtra le chamanisme – la toute première des expressions spirituelles – dont on retrouvera beaucoup plus tard une pratique évoluée chez les présocratiques, notamment chez Empédocle d’Agrigente et sa doctrine physique fait des quatre éléments (le Feu, l’Air, la Terre, l’Eau) les principes composant toutes choses, doctrine qui n’est étrangère à aucun franc-maçon. «Connais premièrement la quadruple racine/De toutes choses : Zeus aux feux lumineux,/Héra mère de vie, et puis Aidônéus,/ Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent».

Immanence et transcendance

Bien avant que ne se développent les religions telles que nous les connaissons aujourd’hui, se sont créés les mythes fondateurs à l’origine de toute pensée religieuse et par conséquent de toute civilisation. L’évolution croissante de la pensée suit deux courants distincts. Les religions révélées et celles qui ne le sont pas. Cela étant, il est nécessaire de distinguer d’abord les deux composantes de la spiritualité : la transcendance et l’immanence. Schématiquement, la transcendance est ce qui est de nature supérieure et l’immanence ce qui est intérieur à un être. Psychologiquement, on pourrait aussi dire que la transcendance se rapporte au surconscient alors que l’immanence est de l’ordre de l’inconscient. On peut penser ici que notre concept de GADLU est lié davantage à l’immanence qu’à la transcendance.

Il paraît intéressant de se rapprocher au passage de la tradition chinoise, par exemple, où le mystère de l’existence de Dieu est étroitement lié à celui d’énergie immanente, créatrice de vie, énergie qui se subdivise en une polarité positive et négative transcrite dans le Yi-kingou le livre des mutations par le yin et le yang (VIIIe siècle avant J.-C.). On ne trouve là aucune forme de transcendance dans le sens où nous l’entendons.

Ainsi la notion de GADLU reste-t-elle associée étroitement à une forme indéfinie de spiritualité où chaque individu se retrouvera sans avoir dû renoncer à sa religion, à sa culture, à ses ancêtres ou à la civilisation traditionnelle à laquelle il appartient. Bien au contraire, en ce qui nous concerne, la cohabitation sereine de plusieurs formes de cultures enrichira les membres de la communauté maçonnique à l’exemple de cet adage indien : «Si tu es différent reste avec nous, car ta différence germera et nous enrichira». Le GADLU n’est pas le dieu des chrétiens, ou des musulmans, ou des juifs pour ne parler que des religions révélées, ou même encore celui de spiritualités lointaines qui nous restent étrangères parce que nous n’y sommes pas nés, il est Dieu. Un point c’est tout. Car, l’être humain reste essentiellement spirituel, même l’athée qui se défend de croire en ce Dieu que sa religion d’origine lui a imposé. Souvenons-nous de la boutade : «Je suis athée moi, Dieu merci !».

Étant créatures de Dieu ayant choisi cette voie initiatique que nous offre la francmaçonnerie, nous devenons créateurs de nous-mêmes, responsables de notre devenir. En effet, notre démarche à la gloire du GADLU, en dehors de tout dogme contraignant, peut s’inspirer à l’évidence de ces mots de Bergson : «La joie qu’éprouve le créateur est une joie divine. Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste ou du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup

de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde» (6). Souvenons nous aussi des propos de saint Augustin sur le Prologue de l’évangile de Jean : «Le Verbe était Dieu… si tu ne peux arriver à le comprendre, attends de grandir : c’est une nourriture trop forte pour toi». Nous sommes patients, étrangers à toute définition théologique dogmatique… et nous sommes libres…